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Critique de Marlaux


Dans ce récit captivant de Laura Vazquez, Salim et Sara vivent avec leur père, sorte de Shiva armé de mille éponges : la saleté l'obsède !
Jonathan et son colocataire squattent un appartement irrigué par une fuite au plafond. Rien de bien spectaculaire, seulement des gouttes sporadiques qui tombent dans leur assiette, pour affadir leur repas.
Leur voisin du dessus séquestre sa ribambelle d'enfants, à qui il flanque des torgnoles dès qu'ils lèvent le petit doigt. Aucun plombier ne sera en mesure de colmater cette foutue fuite au plafond. Intarissables, les gouttes d'eau s'écrasent comme des larmes sur la tête de Jonathan et du colocataire.
Laura Vazquez possède un art consommé des raccourcis poétiques. Et son écriture sensible exprime une empathie dénuée de sentimentalisme. Pour les enfants, en premier lieu. Aucun de ceux qui peuplent La Semaine Perpétuelle n'est épargné par le mauvais sort. La plupart des mères se sont volatilisées dans la nature – au sens propre pour celle de Salim et Sara.
Le coloc de Jonathan, plus âgé, joue les grand-frères, mais en mode écorché vif. Il ne faut pas le chercher : il aime se battre et mettre le feu. En attendant l'étincelle qui pourrait le faire exploser, il ronge son frein en s'adonnant à la lecture minutieuse des fiches techniques des meubles vendus par Amazon. A l'envers, bien évidemment, c'est tellement plus fun. Il aime « ne pas comprendre ».
Le sort s'est également acharné sur le père de Salim et Sara, torturé durant sa propre enfance. Dans la même veine, quelques pages relatent l'enfer vécu par un collégien, martyrisé par ses « camarades » avec un sadisme de tous les instants. Tout le collège lui crache et lui marche dessus. Loin de se plaindre, le harcelé en redemande. C'est un martyr exemplaire, il tendrait une troisième joue s'il en avait une.
Chaque enfant est donc livré à lui-même, dans le meilleur des cas. Salim ne se rend plus au collège. Et il ne veut plus se rendre nulle part, du reste. Avec son pote Jonathan, il se pose d'innombrables questions – sur des sujets farfelus ou existentiels, les enfants se fichent pas mal des hiérarchies et des cases.
Faute d'espérer tirer une quelconque réponse de leurs proches, ou de leur environnement réel, ils fouillent les forums d'Internet, partagent et visionnent quantité de vidéos, interagissent avec mille inconnus dans l'espoir de se frayer un chemin dans ce maquis anarchique.
Est-ce parce qu'ils se méfient du réel et des êtres que Salim et Jonathan préfèrent se cramponner à leur écran, y compris lorsque Salim se décide enfin à remettre le nez dehors ? Leur immersion dans le monde virtuel est peut-être d'époque, mais leur quête est intemporelle.
Contrairement au coloc, ils aimeraient comprendre – au moins un peu. Malgré leur jeunesse, ils sont obsédés par la mort. Ils s'interrogent sur le nombre astronomique de morts accumulés depuis des siècles. La supériorité numéraire des morts sur les vivants serait-elle uniquement numéraire, ou l'illustration que l'instant du vivant et le présent pèsent bien peu face aux legs et palimpsestes du passé ?
Les TOCs carabinés du père, notamment cette névrose spongieuse autour de la propreté absolue, portent-ils la trace de sa lointaine enfance de souffre-douleur, du départ brutal de son épouse, et des déboires qui ont abrégé sa vie professionnelle ? Difficile de savoir quelle utopie se cache derrière cette quête d'immaculé. Quelle baleine blanche melvillienne ce Capitaine Achab poursuit-il ? le père possède-t-il une éponge à baleines, susceptible de neutraliser Moby Dick ?
Le père est largué. Par ses enfants, et le vaste réel, qui ose résister à ses éponges pourtant vaillantes. Cela ne l'empêche pas d'aimer ses enfants, et de tenter de les guider, à l'aide d'adages de son cru, qu'il leur envoie par mail.
Quand il troque ses éponges pour une poêle, afin de préparer un « savoureux » repas en famille, il fait danser les saucisses au-dessus de la gazinière, sous le regard impavide de la grand-mère, qui agonise en douce auprès de ses petits-enfants. Nouvelle récurrence de la proximité entre les vivants et les morts.
Autre scène burlesque très maîtrisée : un collège se retrouve intégralement barbouillé de peinture blanche, tandis que les membres du personnel et les élèves revêtent un uniforme blanc, suite à de mystérieuses instructions de supérieurs hiérarchiques. Caricature de l'obéissance aveugle, écervelée. Critique des cadres (institutionnels ou conceptuels). Parodie des directives débiles parfois appliquées le petit doigt sur la couture, car « elles émanent du plus haut niveau » !
Souvent, dans l'imaginaire singulier de Laura Vazquez, un dérèglement bouscule la norme. Au début ça n'a l'air de rien, une personne en mord une autre… Mais l'épidémie se répand comme une traînée de poudre, et les mordeurs et mordus se multiplient. Ces événements insensés sont contés avec détachement, comme si tout cela était normal, d'une banalité confondante : « 32 morsures aujourd'hui, super ambiance au bureau. »
Laura Vazquez excelle dans la construction implacable de ces scènes surréalistes, teintées d'un humour flegmatique. Au fil de longs paragraphes, son art consommé de la reprise, de l'écho entêtant et de la variation fait merveille. Certains leitmotivs créent un comique de répétition. Robert ne parle pas, sauf pour dire le chiffre 18. Il aurait pu figurer dans le sketch Télémagouilles des Inconnus. Il aurait répondu 18 à chaque question, au lieu de « Stéphanie de Monaco ». Bien sûr, il est systématiquement à côté de la plaque, Robert, avec son perpétuel 18, jusqu'à ce que quelqu'un lui pose enfin la bonne question : Robert, combien font 9 et 9 ?
Les personnages parlent sans guillemets. Et leur parole sans camisole est cousue à même le tissu narratif. La langue est épurée, limpide, comme si le père l'avait récurée avec l'une de ses éponges abrasives. Dans La Semaine Perpétuelle, oralité et narration s'entremêlent subtilement. de page en page, la voix de Laura Vazquez se propage, portée par un indéniable sens du rythme et de la musicalité.
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