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Critique de Ingannmic


J'ai été un peu désarçonnée : je pensais lire un roman, or "Amour, Colère & Folie" en compte en réalité trois. Bien qu'indépendants les uns des autres, ces textes forment une sorte de triptyque, par leur thématique et leur contexte communs.
"Amour" est le plus long. C'est aussi celui que j'ai préféré.

Nous sommes dans une petite ville de la province Haïtienne, miséreuse mais encore belle, engluée dans des habitudes ancestrales. Tout le monde s'y épie ; les hommes y sont peu nombreux : l'ambition suprême des parents est d'envoyer leurs fils à Port-au-Prince ou à l'étranger pour en faire des savants.

Dans la maison héritée de leurs défunts parents où elle vit avec ses soeurs Annette et Félicia, Claire Clarmont, l'aînée, fait le guet. C'est son journal que découvre le lecteur, celui d'une vieille fille de trente-neuf ans qui n'a jamais connu l'amour. Comme elle n'a ni mari ni enfant, elle tient les rênes de la maison et le contrôle de la caisse, à la fois domestique et maîtresse. Tous la pensent inexistante, mais elle observe...

Elle pour qui le temps d'aimer est périmé -"Je suis un désert qui n'offre nul abri"-, pour qui il est trop tard pour commencer à vivre, est pourtant aiguillonnée de désir, notamment pour Jean-Luze, le mari français de Félicia, qui oppose sa blancheur et sa blondeur à la peau foncée que Claire, élevée dans la haine de ce sang noir coulant dans ses veines, a hérité d'une lointaine aïeule. Annette, la plus jeune, au contraire lui ressemble. C'est par son intermédiaire, par procuration en quelque sorte, que Claire se venge de sa solitude et de sa différence : la benjamine, belle et effrontée, s'emploie à séduire leur-frère en le pourchassant de ses assiduités dans les moindres recoins de la demeure. Un manège auquel Félicia, qui supporte difficilement les aléas de sa première grossesse, est aveugle.

C'est d'une plume brûlante que Claire évoque à la fois ses tourments et le secret ballet qu'abrite la maison. Elle rend prégnante non seulement la torpeur d'un climat qui leur donne à tous "des airs de chien hargneux, harcelés (…) par la peur, l'été, le soleil, la disette et tout ce qui s'ensuit", mais aussi le bouillonnement d'une intériorité en pleine révolte. Une révolte dont la première cible est l'éducation rigide et maltraitante qu'elle a reçue, et l'infériorité à laquelle on l'a renvoyée au prétexte de sa couleur de peau. Elle s'est ainsi détachée des tabous puritains et du dégout du sexe véhiculés par cette éducation, et n'éprouve plus d'une manière générale que mépris et clairvoyance pour la mesquine communauté de nantis à laquelle les Clarmont appartiennent, qui honnit le péché, mais dont la conduite est loin d'être exemplaire, usuriers, exploiteurs, sadiques, corrompus, n'appliquant pas les principes de miséricorde et compassion prêchés par une Eglise qu'ils fréquentent pourtant chaque dimanche.

Cette révolte, intense mais contenue, se fait l'écho de celle que fait sourdre la politique de répression à l'oeuvre, représentée par Calédu, "nègre féroce (…) choisi tout exprès pour mater cette petite ville réputée pour son arrogance et ses préjugés". L'homme, représentant de la police, y fait régner depuis huit ans terreur et iniquité, notamment à l'encontre de ces aristocrates qui enfin ont perdu leur morgue et courbent l'échine.

Mais le grondement de colère ne dépasse généralement pas les demeures depuis les fenêtres desquelles les habitants, bloqués par la peur -par la couardise, dirait Jean-Luze qui observe la situation avec le recul que lui confère son statut d'étranger- observent le tabassage des poètes, et les assassinats arbitraires.

L'atmosphère oppressante, le sentiment de déréliction et de perversion qui baigne l'ensemble, font d'Amour un texte aussi poisseux qu'intense.

Les deux textes suivants reprennent ce contexte d'une répression à laquelle on se soumet.

"Colère" se déroule dans un quartier de Port-au-Prince, où vit une famille que la ténacité et l'honnêteté d'un aïeul paysan ont fait s'élever au niveau de la petite bourgeoisie noire et mulâtre de la capitale. La prospérité alors acquise n'est quant à elle qu'un vague souvenir : moins ambitieux que son géniteur, le grand-père du clan vit du commerce des fruits du jardin. le foyer compte, hormis cet homme au mauvais caractère, son insignifiant de fils, l'épouse de ce dernier, qu'il éreinte d'un ostensible mépris qu'elle doit à la réputation de son défunt père alcoolique, et leurs trois enfants. Les deux aînés, un garçon et une fille, sont de grands adolescents ; le plus jeune est handicapé, et c'est lui qui concentre toute l'attention affectueuse du grand-père.

Un matin, des hommes en noir s'octroient une partie de leur terrain en y plantant des pieux. Les membres de la famille deviennent soudainement des pestiférés : les enfants sont rejetés par leurs camarades, les voisins les ignorent, jusqu'à ce que Rose, la fille, se sacrifie…

Là aussi, l'ambiance est pesante, plombée par la peur, et la solitude croissante dans laquelle s'enfoncent, bien que vivant sous le même toit, les membres de la famille pris dans l'engrenage de la sujétion à la terreur.

"Colère" est une fable cruelle, marquée d'une inéluctabilité qui lui confère par moments des accents de tragédie antique. Des flashs de tableaux de Goya me sont aussi venus à l'esprit, à l'évocation des hordes de mendiants à l'apparence digne d'une Cour des miracles qui occupent les rues, où ils se font, là aussi dans l'indifférence la plus totale, régulièrement assassiner…

"Folie", enfin, a pour narrateur un poète, mulâtre issu de l'union d'un grand propriétaire terrien et d'une "restez-avec-monsieur", jeune adolescente vendue à l'homme par ses parents fermiers comme esclave-domestique en échange d'un coin de terre à cultiver.

Reclus dans une maison abandonnée, lui aussi observe, depuis un trou dans le mur, les manifestations, dans la rue, de la violence arbitraire du pouvoir. le martellement des bottes est incessant. Parfois des coups de feu se font entendre. Bientôt rejoint par deux compères, il leur décrit ces Diables qu'il voit partout, et le cadavre d'une de leurs connaissances étalé à quelques mètres de la porte.

La frontière entre réalité et fantasmagorie est trouble, on ne sait ce qui relève d'une interprétation faussée par la démence qui, alimentée par la faim et la peur, peu à peu le ronge.

En une langue écorcée, lyrique et brutale, il exprime l'ultime étape de son désespoir, la culpabilité d'avoir accepté l'oppression sans révolte et d'avoir rampé devant les puissants et les riches, le tiraillement entre deux cultures de ceux qui comme lui sont de la race des sang-mêlé ; il aime Mozart et la littérature française mais pense en créole…

En trois textes très forts, respectivement empreints d'une tonalité singulière, Marie Vieux-Chauvet dépeint le délitement d'une bourgeoisie mulâtre écrasée par une politique de répression et de terreur qui deviennent entre les mains d'exécutants avides de vengeance le prétexte aux pires exactions. Elle sonde aussi, ce faisant, toute la complexité d'un âme haïtienne forgée par l'exploitation, le métissage, et une hiérarchisation mouvante mais constante fondée sur les préjugés de classe et de couleur.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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