Témoignages sur Marie Vieux-Chauvet
Amour – Page 18
Combien de gens a-t-il déjà assassinés ? Combien ont disparu sans laisser de traces ? Combien sont morts dans des conditions atroces ? Nous sommes devenus méchants par contagion : agenouillements sur du sel en grains, obligation pour les suppliciés de compter les coups qui leur enlèvent la peau du corps, patates bouillantes dans la bouche sont les moindres châtiments que certains d’entre nous infligent à leurs petits domestiques. Vrais esclaves que la famine leur livre et sur si ils passent voluptueusement leur hargne et leur rage. A leurs cris comme à ceux des prisonniers mon sang bouillonne, la révolte gronde en moi. Déjà je haïssais mon père de fouetter pour rien les fils de fermiers.
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Des mendiants frissonnants de fièvre sont accroupis au bord des rigoles et recueillent dans le creux de leurs mains, pour la boire, une eau puante. Dans les ruelles, des masures à peu près délabrées et tenant tant bien que mal à sur des fondations sérieusement ébranlées, abritent des familles aux joues caves et à la mine patibulaire. Là vivent quelques poètes pourchassés par la police qui se méfie de ce qu’elle nomme « les intellectuels ». Elle se méfie sans raison, la police, car nous sommes devenus doux comme des moutons et plus prudents que des tortues ; il y a belle lurette que nos incessantes guerres civiles ont passé à l’histoire comme des légendes épiques que la jeunesse lit en souriant.
J'ai découvert dans l'horreur de la solitude que la société ne mérite pas qu'on lui sacrifie un étron.
Cette flatterie autour de Rose ! Elle est en train de devenir puissante à son tour grâce au gorille. D’où viennent donc ces hommes ? Et qui est leur chef ? Ils ont surgi brusquement dans le pays et nous ont occupés sans que nous ayons rien fait pour nous défendre. Sommes-nous devenus à ce point faibles et - inconsistants ? Nous vivons dans la terreur, foulés au pied par des milliers de bottes. Personne n’ignore qu’ils ont un chef et pourtant personne ne l’a jamais vu. Il se cantonne dans sa forteresse et s’y promène, dit-on, comme un lion en cage en attendant le rapport de ses espions. Nous avons peut-être mérité cela et comme toujours beaucoup d’innocents vont payer pour les coupables. Etions-nous à ce point pourris ? Je n’ignore pas que nous avons longtemps pataugé dans l’erreur et la concupiscence et, personnellement, je souhaitais un changement. J’aspire à me sentir pleinement un homme, un homme libre. Pas un embrigadé.
Aux dires du père Paul, je me suis empoisonné l'esprit en m'instruisant. Mon intelligence sommeillait et je l'ai réveillée, voilà tout.
La sentimentalité mène le monde. Les cyniques jurent le contraire mais s'y laissent prendre, un beau jour. Tous nous sommes à la recherche de ce « grain de sable » capable de nous réconcilier avec nous-mêmes.
Je voudrai être sûre que Beethoven est mort apaisé d'avoir écrit ses concertos. Car que représenteraient, sans cette certitude, la douloureuse anxiété d'un Cézanne traquant une couleur qui le fuit ? l'angoisse d'un Dostoïevski cherchant Dieu à tâtons dans le fourmillement d'une pensée torturée par une complexité d'âme infernale !
: « Des mendiants frissonnants de fièvre sont accroupis au bord des rigoles et recueillent dans le creux de leurs mains, pour la boire, une eau puante. Dans les ruelles, des masures à peu près délabrées et tenant tant bien que mal à sur des fondations sérieusement ébranlées, abritent des familles aux joues caves et à la mine patibulaire. Là vivent quelques poètes pourchassés par la police qui se méfie de ce qu’elle nomme « les intellectuels ». Elle se méfie sans raison, la police, car nous sommes devenus doux comme des moutons et plus prudents que des tortues ; il y a belle lurette que nos incessantes guerres civiles ont passé à l’histoire comme des légendes épiques que la jeunesse lit en souriant »
Peut-être avons-nous trop longtemps vécus tranquilles et insouciants parmi les larmes et les lamentations des autres ? Accepter le crime même sans y participer est en lui-même criminel. J'ai donc été un lâche et un criminel toute ma vie. Me voilà puni pour être resté penché avec indifférence sur cet enfer dont les flammes ne m'atteignaient pas encore.
« C’était l’occupation avec tout ce qu’elle comporte d’humiliation et de bénéfices aussi pour le pauvre peuple indiscipliné, endetté, miné par les luttes intestines que nous représentions. (…) Puis ce fut la révolte : le drame de Marchaterre, la grève des étudiants et enfin en 1934, la désoccupation. »