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Critique de Eric75


Eric75
04 décembre 2014
Fricassée de poulet ! Je viens tout juste d'achever la lecture du « Voyage dans la Lune avant 1900 », qui m'avait été proposé dans le cadre d'une opération Masse Critique Jeunesse. Quelques dates pour situer cet ovni littéraire : première parution en 1892, on est bien avant le film de Georges Méliès (Le Voyage dans la Lune, 1902), mais quand même après la source d'inspiration du film (De la Terre à la Lune de Jules Verne, 1865). Bon, autant le dire tout de suite, si j'ai déjà « 7 jours de retard sur la publication de [ma] chronique » – comme me l'annonce obligeamment le bandeau qui s'affiche sur mon site préféré, ce n'est pas parce qu'il m'a fallu beaucoup de temps pour lire la chose, mais bien parce que l'objet en question traîne depuis un long moment déjà sur ma table de chevet, comme si j'en redoutais un peu la lecture.

L'objet a en effet de quoi impressionner, disons même qu'il rebute un peu, avec sa couverture austère et ses illustrations d'une autre époque… Car évidemment, la première chose que fait le lecteur avec cet album entre les mains, c'est le parcourir en diagonale histoire de se faire une première idée. Je l'ai donc ouvert en prenant une page au hasard. Je suis tombé sur une lithographie aux couleurs surannées présentant des visions cauchemardesques. J'ai essayé une autre page. Même punition. Deux virgule cinq centimètres de poussière se sont depuis accumulés sur ma PAL. Fricassée de poulet ! Faisons fi de la première impression et tâchons maintenant d'aller plus loin, une Masse Critique est en jeu, et il faut donc que j'honore mes engagements !

Je me raisonne enfin, décide de faire mon devoir et j'étudie donc les différentes façons d'aborder cette chronique. Quelle méthode utiliser ? J'en trouve quatre.

La première méthode consiste à se protéger et à ne prendre aucun risque. Il s'agit de rester froidement factuel, de faire une analyse clinique sans dévoiler ses émotions ou ses sentiments. Ce livre destiné à la jeunesse publié chez Actes Sud Junior en octobre 2014 a été écrit en 1892. Il bénéficie d'une superbe couverture cartonnée bleue marine, au format 18 x 28, et il comporte 104 pages, avec une alternance de pages paires et de pages impaires, les pages paires proposent un texte court (page 8, page 10, page 12, etc.) et les pages impaires présentent une jolie illustration (page 9, page 11, page 13, etc.). Certaines des lithographies peuvent être qualifiées d'inconvenantes (page 17) ou de gores (page 97). L'un des protagonistes, Monsieur Baboulfiche, déchire son pantalon en tombant sur la surface lunaire : « les vêtements de M. Baboulfiche avaient seuls été traversés par la pointe aiguë du rocher sur lequel il était tombé (…) l'étoffe finit par céder » (page 22). Bon, là j'essaye de faire du LiliGalipette mais, fricassée de poulet, je n'y arrive pas trop bien.

La seconde méthode consiste à se mettre dans la peau d'un bambin de la fin du XIXe siècle, enfin, en tout cas essayer, pour identifier les meilleurs passages aux yeux du jeune lectorat de l'époque, qui s'est délecté de cette histoire d'aéronef entre la tétée de la nourrice et la sortie au parc pour une partie d'escarpolette. La tâche est plutôt ardue. A défaut, on pourrait retrouver un survivant qui aujourd'hui devrait avoir dans les cent-trente ans. Bon, OK. Fatal error timed out. Fin de la seconde méthode. (Pour se faire une idée, on peut aussi se raccrocher à un extrait de la préface : « Les gens très graves et très sérieux hausseront peut-être les épaules en le parcourant, mais que m'importe, pourvu qu'il fasse rire les bébés, sourire les mamans et se dérider les papas rendus parfois soucieux par les mille tracas de la vie. » Ah ? L'ouvrage est donc destiné aux bébés. Dont acte.)

La troisième méthode consiste à s'intéresser aux aspects « hard science » du récit. Après tout, l'ouvrage se revendique premier texte de science-fiction destiné à la jeunesse, et il est donc intéressant de mesurer l'écart entre les croyances scientifiques de l'époque et nos connaissances actuelles, d'évaluer le chemin parcouru depuis les premiers balbutiements de ce genre littéraire. Sans trop spoiler et afin de ne pas trop gâcher quelques futurs plaisirs de lecture, je ne prendrai ici que quelques exemples. Passons sur l'idée d'une Lune accessible par un simple voyage en ballon (page 17), même Jules Verne avait déjà compris qu'il fallait au moins un très gros canon pour s'affranchir de la gravité terrestre. La Terre est représentée comme une grosse boule (page 23) d'une couleur aussi jaune pisseuse que la Lune éclairée par le Soleil (c'est bien la Terre, on distingue les contours de l'Europe). L'image de la planète bleue ne sera sans doute véritablement connue qu'à partir des programmes Apollo (du temps de Youri Gagarine, on ne pouvait pas savoir, on était encore équipé de télés en noir et blanc). Les chauves-souris parviennent à voler et à battre des ailes dans le vide intersidéral (page 71). Fricassée de poulet ! On se demande bien comment elles font pour respirer et trouver un appui en l'absence d'air (la fameuse portance aérodynamique). D'une façon générale et sans entrer dans les détails, les animaux rencontrés, tous plus effrayants les uns que les autres, semblent sortir tout droit du Jugement dernier de Jérôme Bosch plutôt que de l'imagination d'un écrivain de SF. Bref, on l'a compris, le discours serait peu crédible s'il était transposé dans la science-fiction actuelle.

La quatrième méthode consiste à s'interroger sur les motivations réelles d'un éditeur qui réédite un album « jeunesse » plus que centenaire, susceptible d'intéresser heu… Les bébés ? Les enfants ? Les ados ? Leurs parents ?... Les bébés ? Peut-être, ils pourront exercer leur sens du toucher sur la couverture gaufrée. Les enfants ? A déconseiller, j'ai déjà signalé quelques scènes gores () qui pourraient être interdites par le CSA lui-même si elles passaient à l'antenne. Les ados alors ? J'en doute. « Heeeeeuuuuuu (voix rauque), j'ai trop l'seum, tu veux qu'j'lise ce truc là… sur papier ? On peut pas l'télécharger ? ». Les parents, eux, pourront s'enorgueillir de posséder une véritable curiosité dans leur bibliothèque, fac-similé de la première oeuvre de pure SF (si on excepte toutefois les géoglyphes de Nazca et autres astronefs sillonnant les bas-reliefs mayas, fricassée de poulet !)

Signalons pour terminer une incongruité – volontaire ? – dans cet album révélant la capacité de l'auteur à faire preuve d'un humour décalé. Un trait d'esprit qui, de façon étonnante, n'a absolument pas pris une seule ride. Page 17, on distingue au loin les deux petites silhouettes des passagers embarqués dans la nacelle qui… vomissent leur déjeuner par-dessus bord ! Commentaire : « Papavoine a mal au coeur et son maître aussi. L'aérostat, un peu délesté, acquiert une plus grande force d'ascension ». Il fallait oser.

Enfin, j'espère que cette lecture ne m'aura pas inoculé quelques tics de langage* un peu passés de mode, marquant à jamais le style si particulier de mes critiques, fricassée de poulet !

*pages 76, 90, 98, pour comprendre, fricassée de poulet !
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