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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Le temps ne s'incline pas devant nous, mais nous devant le temps."
(proverbe russe)

On fait un grand saut dans le temps, en ouvrant cet étonnant livre...
Dans le temps, mais aussi dans l'espace, pour nous retrouver presque physiquement dans un monde oublié depuis longtemps, sorti tout droit des tableaux de Mikhaïl Nesterov.
Euguéni Vodolazkine est historien, spécialiste de la Russie médiévale, mais il s'aventure parfois avec brio dans le monde de la fiction, et ses romans ont déjà récolté plusieurs prix intéressants.
Tandis que le moyen-âge européen nous est relativement familier et déchiffrable, l'ancienne Russie semble être un lieu mythique, avec les légendes de ses bogatyrs et de ses saints, et ce n'est pas pour rien que l'écrivain a conçu son récit sur un homme d'exception - guérisseur "miraculeux" et "fol en Christ" - dans un style presque hagiographique. "Les quatre vies d'Arséni" est une sorte de chronique vivante des événements qui auraient pu inspirer plus tard les peintres d'icônes.

Nous sommes dans la région du Lac Blanc, loin dans l'histoire. C'est le jour de Saint-Arséni, le 8 mai de l'année 6948 depuis la création du monde, et 52 ans avant sa fin prévue selon la croyance orthodoxe... ce qui correspond à l'an 1440 depuis la naissance de notre sauveur Jésus Christ.
Dans le village de Roukino, près du monastère Saint-Cyrille, naît un petit garçon. le septième jour après sa naissance, il sera baptisé d'après le saint - Arséni.
Le moyen-âge est sans pitié, mais il est encore plus cruel envers les nouveau-nés. Peu survivent à leur premier hiver. Arséni fera partie des chanceux, et plus encore. le Destin a prévu pour lui un chemin particulièrement long, et particulièrement mouvementé.
Son grand-père lui enseignera, entre autres, le pouvoir des plantes, mais Arséni possède aussi un don... un don qui le rendra célèbre, mais qui ne lui permettra pas de sauver Oustina, morte par sa faute. Toute sa vie il cherchera le véritable sens de son existence : en guérissant les malades, en se dépouillant de tout, en cotôyant les riches, les pauvres, les savants étrangers, les saints, les fous et les damnés . de Roukino à Pskov, de Pskov à Venise et à Jérusalem, et de Jérusalem à Roukino, la boucle sera bouclée par la rencontre avec Anastassia au prénom plus que symbolique. La mort dans le roman est à la fois très réelle, et très illusoire.

Le cheminement terrestre et spirituel d'Arséni, traduit par ses quatre métamorphoses, permet à Vodolazkine de peindre des images fascinantes du monde qui n'est plus. Les scènes denses, colorées, émouvantes et terrifiantes du moyen-âge russe, européen et oriental s'animent littéralement sous ses mains, malgré le fait qu'il qualifie son livre de "roman non-historique".
Les temps ordinaires, troublés régulièrement par les épisodes de peste qui fauche les villages entiers, dépeuple les villes, touche les mendiants comme les boïars. Superstitions et obscurantisme, qui marchent main dans la main avec l'éternel désir humain de comprendre. Guérisseurs, charlatans et mystiques, popes et yourodivys ; signes de la volonté divine sous forme de prodiges - le lecteur ne peut vraiment pas se plaindre de manque de "couleur locale" sur la palette, ni de sa plongée dans la perception du monde où la vie et la foi étaient si étroitement liées que les miracles devenaient possibles.
Le style de Vodolazkine reste direct et transparent, ce qui permet de ne pas perdre le fil de la narration passablement étoffée, mais tout ceci n'est qu'un point d'appui qui soutient les inévitables questionnements sur le temps qui passe, sur notre mission terrestre et sur notre place dans L Univers. L'épreuve douloureuse d'accepter la perte d'un être cher, et la foi irréductible en une nouvelle rencontre quelque part dans un autre espace/temps, serpentent à travers le texte comme un ruban mélancolique. Ce dépassement du cadre médiéval permet de maintenir nos connexions neuronales en activité permanente par des passages quelque peu provocateurs, ainsi que de comprendre cet ingénieux terme "non-historique".
Vodolazkine s'y prend en filigrane, et avec un certain humour qui m'a fait penser à Boulgakov. La linéarité du temps ne le préoccupe pas plus que cela, et le présent court par moments avec le futur dans le même couloir à sens unique. Les remarques du narrateur omniscient sur le "moyen-âge", les glissements spontanés dans la langue archaïque, les visions du futur lointain de son ami italien, ce précurseur de la Renaissance obsédé par les calculs de la fin du monde, les objets qui semblent s'être égarés entre les époques... tout cela n'amollit pas la consistance du livre, au contraire, cela fait appel à l'attention du lecteur, de moins en moins déstabilisé et de plus en plus ravi.

Le roman situé dans une époque historique bien précise devient alors curieusement atemporel, et par son message universel il reste intemporel.
"Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile", disait Platon ; Ambrogio dans le livre pense même que le temps n'existe pas. En supposant qu'il existe, est-ce qu'il est linéaire et irréversible, cyclique, comme le pensent les bouddhistes, ou est-ce qu'il se déroule en spirale, comme l'affirme le sage starets Innokenti ? Nous changeons avec le temps, et en regardant les vieilles photos, on a parfois l'impression que ce "moi" d'autrefois est déjà devenu quelqu'un d'autre... tout comme Arséni en se rappelant ses "vies" passées.
Quoi qu'il en soit, l'histoire est mémorable ; un petit trésor dissimulé sous le gros matelas du mainstream.
5/5, on ne croise pas un tel roman tous les jours.
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