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Critique de elitiatopia


C'est peu de dire que ce roman "marque profondément la mémoire du lecteur" : j'ai littéralement vécu avec cette famille, en ces lieux prestigieux où elle a vécu, mais aussi au sein de la Grande Histoire, qu'elle rejoint en tous points, aux grands tournants du XXème siècle. Quelle destinée !

Edmund de Waal descend par la branche maternelle (merci d'avoir pensé à inclure un arbre généalogique à la fin du livre !) en droite ligne de la famille Ephrussi d'Odessa, enrichie dans le commerce du blé, dont les membres essaimeront à Paris et à Vienne, comptant de célèbres banquiers, des érudits, collectionneurs et critiques d'art, amis des peintres impressionnistes, des écrivains célèbres de leur époque ; famille qui connaîtra l'effondrement en 1938 à Vienne après l'Anschluss, le rattachement de l'Autriche au Reich d'Hitler - puis une renaissance plus modeste, mais tout aussi cultivée et amoureuse de l'art ou de la littérature.

Edmund de Waal n'a fait que des choix impressionnants de justesse : raconter l'histoire de sa famille maternelle à travers la collection de netsukes dont il a hérité, ce qui lui a permis de sélectionner, peut-être, ses préférés parmi les membres de sa prestigieuse famille : Charles notamment, le cadet au goût artistique si sûr, mécène et directeur de la Gazette, celui qui inspira le Swann de Proust, celui aussi qui poussa en avant Gustave Moreau ou qui embaucha Jules Laforgue comme secrétaire particulier. Nous sommes à Paris en 1880, et son lointain descendant refait le chemin sur ses traces, alors qu'il voyage durant deux ans pour voir les lieux et effectuer ses recherches documentaires. Edmund de Waal est céramiste spécialisé dans les poteries japonaises, il est donc pleinement à l'aise pour expliquer de manière très vivante la vogue du japonisme, en nous relatant la constitution de cette remarquable collection de netsukes.

Comme si nous n'avions pas assez de cette mythique évocation de Paris, la collection nous emmène sur les traces de Viktor, le neveu viennois qui a hérité de la vitrine aux netsukes. Vienne, qui se remet si difficilement de la défaite de la Grande Guerre, Vienne aux bouillants remous culturels, mais aussi - déjà - à l'antisémitisme rampant, comme à Paris, à la désignation d'un ennemi commun dont on estime qu'il a détourné les richesses du pays. Certes, ces banquiers ou hommes d'affaires sont devenus immensément riches, mais ils peuvent être généreux et contribuer à la vie sociale de leur ville. Selon les uns ou les autres, il y a du tape-à-l'oeil et des dorures, mais aussi une vie tout simplement humaine, des enfants qui se racontent des histoires avec ces petites sculptures japonaises dans la garde-robe de leur mère, le soir avant d'aller se coucher. Je ne peux pas raconter la suite, sinon dire que la famille même aura plutôt de la chance, qu'ils s'en tireront pour ce qui est de la vie. Mais Vienne et cette vie d'avant, c'est fini à jamais. Il reste toutefois les netsukes, sauvés d'une manière incroyable de la confiscation de tous leurs biens.

La dernière partie nous entraîne sur les traces d'Iggie, troisième fils de Viktor, qui s'installe à Tokyo après la guerre où il s'est engagé dans l'armée américaine. Après la fin de l'Occupation, il y restera, séduit par la ville et par Jiro, son compagnon japonais. Les netsukes connaissent une nouvelle vie, c'est l'occasion d'apprendre pleinement leur importance et leur signification. J'avais envie d'avoir ce grand-oncle Iggie dans ma famille et d'être invitée chez lui, de contempler la baie de Tokyo par les baies vitrées de son petit appartement. C'est une partie magnifique qui exalte le caractère de la vie japonaise, toujours insaisissable. Nous ferons également un détour par Odessa, berceau de la famille Ephrussi, alors que l'auteur perd courage et s'interroge sur le sens de ce qu'il veut transmettre de sa famille.

Nul doute pourtant que c'est pleinement réussi, l'écriture étant une perfection de simplicité travaillée, capable de donner vie aux choses par le toucher, souvent, mais aussi par tous les sens convoqués dans une brève description. Jamais le lecteur n'est lassé, tout est exactement ce qu'il faut, exactement à sa place, traversé pourtant de cet air libre du savoir et de la culture, portés à un degré élevé d'humanisme et de compréhension, dont nous profitons sans vouloir jamais que cela s'arrête. C'est une des lectures dont j'ai eu le plus de mal à sortir.
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