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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il contient les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2015/2016, écrits par Mark Waid, dessinés et peints en couleur directe par J.G. (Jeffrey Glenn) Jones. le tome commence avec une introduction de 2 pages rédigée par Elvis Mitchell, un critique spécialisé dans les films. le tome se termine avec les couvertures réalisées par JG Jones, et les couvertures variantes réalisées par Toby Cypress, Cully Hamner, ainsi qu'une demi-douzaine de pages d'études graphiques préparatoires.

L'action se déroule dans la ville rurale de Chaterlee, dans le Mississippi, pendant la grande crue de 1927. Un groupe de citoyens mâles et blancs (chacun portant un bâton) se rend au café pour les gens de couleurs. Beau, le chien de James s'éloigne en courant du pick-up qui vient de les amener. Comme son père lui a demandé de ne pas les suivre dans le bar, James décide de suivre son chien pour le récupérer. La veille, monsieur Watson a accueilli l'ingénieur Fonder McCoy (un afro-américain) dépêché par le gouvernement à Washington, pour les aider dans la gestion de crise de la digue qui menace de céder avec la crue. Il suggère d'évacuer la zone, ou de rétablir un canal de dérivation qui existait précédemment. Watson effectue une remarque foncièrement raciste sur les noirs éduqués. Alors que les hommes pénètrent dans le bar, l'un d'entre eux remarque la présence de Sonny, recherché pour un délit mineur. Watson essaye de calmer la situation en indiquant qu'avant tout, ils ont besoin de main d'oeuvre pour renforcer la digue de terre.

Dans le même temps, un vaisseau venu de l'espace s'écrase non loin de là. Les hommes (blancs, comme noirs) se précipitent pour obturer la brèche causée par ce petit vaisseau. James court toujours après son chien Beau. Sonny va se réfugier dans la propriété de la veuve Sarah Lantry. Peu de temps après un groupe de cinq membres du Ku Klux Klan en robe et cagoule vient se présenter à sa porte. Assisté par le sénateur Jim Bond qui est présent, elle leur explique qu'ils n'ont rien à faire là et qu'ils peuvent rentrer chez eux. Sonny en profite pour prendre la poudre d'escampette par la porte de derrière. Dans sa fuite, il fonce droit sur une haute silhouette, un individu à la peau noire, nu comme un ver qui se tient au milieu de sa route. Les hommes du Klan ne sont pas loin derrière.

Un extraterrestre arrive sur Terre et il dispose d'une grande force qu'il met au service des humains pour les sauver, pas de doute c'est le schéma du récit de Superman. le lecteur découvre donc une variation sur cette trame narrative, avec une fin peu surprenante, et une utilisation de superpouvoir limitée à une grande force physique. Pourtant cette histoire sort des sentiers battus dès la couverture grâce aux dessins de JG Jones. Il serait d'ailleurs plus pertinent de parler de peintures. En effet l'artiste n'utilise pas de traits encrés pour délimiter les formes, ce sont les couleurs qui délimitent chaque forme et chaque information visuelle. D'un côté cela confère une sorte de patine à ce qui est représenté, comme une évocation d'un âge révolu ; de l'autre côté Jones ne s'économise pas pour autant sur les détails. Avec une forme de sublimation évoquant la technique de Norman Rockwell, l'artiste montre des personnages qui incarnent une Amérique presque mythique, et archétypale. Les hommes de la ville sont vêtus de costumes, évoquant une époque où les tenues vestimentaires restaient très formelles. Les hommes en train d'effectuer un travail physique (comme pelleter pour renforcer la digue) portent de grosses chaussures, un pantalon maintenu par des bretelles et une chemise en gros tissu. Les femmes sont en jupe et en chemisier assez stricts, sans extravagance vestimentaire. Johnson (l'extraterrestre) finit par se vêtir d'une salopette en jean.

Tout du long du récit, le lecteur apprécie la qualité de la reconstitution historique réalisée par JG Jones dans les tenues vestimentaires, mais aussi les voitures et les véhicules utilitaires, les différents accessoires visibles dans les maisons, ou dans les bureaux, comme les grosses chaises en bois et à roulette dans la salle de rédaction du journal. L'artiste joue également sur les couleurs pour donner cette patine aux pages, avec des teintes délavées (par la pluie) et tirant parfois sur le sépia. Il dessine de manière photoréaliste, avec une utilisation régulière de la contreplongée pour insuffler une forme de respect vis-à-vis de ces individus en train de se démener pour sauver leur ville, ou de ce noir à la très grande stature. À plusieurs reprises, le lecteur peut juger de la qualité de la narration visuelle, dans une page ou deux sans parole. Il observe un jeu d'acteur naturel et des expressions de visage permettant de ressentir l'état d'esprit des personnages. L'artiste a peaufiné des pages superbes du début jusqu'à la fin, sans que son implication ne faiblisse au fur et à mesure. Cette forme suscite immédiatement le respect du lecteur pour la qualité picturale, et sous-entend qu'une telle forme ne peut s'utiliser que pour un récit qui en vaut le coup.

En 1927, dans le Mississippi, la condition d'afro-américaine n'était pas enviable, et Mark Waid ne fait pas semblant. Dès les premières pages, il montre comment les afro-américains constituent une classe sociale inférieure, avec un statut de seconde classe. le lecteur constate que le scénariste n'hésite pas à utiliser une belle collection d'insultes raciales, absolument inadmissibles de nos jours, et ordinaires à l'époque. Dès le début, il comprend qu'il s'agit d'une histoire qui doit se lire comme une fable et une métaphore sur la condition sociale des afro-américains à l'époque, dans cette région du globe. Il ne peut que s'incliner devant le courage de l'auteur qui est blanc et qui prend le risque d'évoquer la condition noire. En effet, aux États-Unis, ce n'est pas seulement un sujet sensible, mais aussi un sujet polémique. La communauté afro-américaine revendique son statut de peuple opprimé par les blancs dans l'Histoires de cette nation, et elle refuse que les blancs s'expriment à sa place. Ayant conscience de cette prise de risque, Mark Waid sait qu'il joue quitte ou double, et que cela n'a pas de sens d'opter pour une écriture tiède. Tant qu'à faire, l'extraterrestre arrive nu comme un ver sur Terre. La première conséquence en est que Sonny écarquille grand les yeux en voyant son appareil génital et le nomme à partir d'une expression argotique pour désigner cette partie de l'anatomie. La deuxième conséquence est qu'il prend la première chose qui lui tombe sous la main pour redevenir décent : un drapeau confédéré. Voilà, c'est fait ! La provocation est affichée et elle peut conduire le lecteur à intégrer que les auteurs veulent parler sans fard, ni hypocrisie.

Le lecteur a donc compris qu'il ne doit pas s'attendre à une psychologie très poussée pour Johnson l'extraterrestre qui va servir de catalyseur, mais aussi de point de cristallisation pour les tensions entre les 2 communautés. Mark Waid joue donc lui aussi le jeu de la reconstitution, à la fois avec l'événement historique des crues, avec le vocabulaire, mais aussi avec le Ku Klux Klan, et la misogynie (quand le sénateur colle une main aux fesses d'une secrétaire de manière naturelle). Les autres personnages du récit disposent d'un peu plus d'épaisseur pour certains, leur permettant de dépasser le stade d'artifice narratif. Par contre, d'autres ne sont pas loin de la caricature, comme Pickens, le meneur de cette cellule du Ku Klux Klan. Mark Waid ne pouvait pas non plus tout développer dans un récit assez court, de seulement 4 épisodes. L'intrigue se déroule sur fond de montée des eaux qui nécessite à la fois une solution pour soulager la pression qui s'exerce sur la digue, et à la fois une main d'oeuvre suffisante pour la mettre en oeuvre. Elle met en scène les différentes phases relationnelles entre blancs et noirs, de nombreuses manières.

En lieu et place d'un récit binaire, Mark Waid et JG Jones font apparaître les différents paramètres qui rendent la situation complexe. Parfois le lecteur peut éprouver l'impression que le scénariste a fait tout son possible pour ajouter à cette complexité. Par exemple, il a joué un fuyard afro-américain, un enfant en danger de mort du fait de la crue, et ce n'est pas un hasard si l'ingénieur envoyé par Washington est lui-même un afro-américain. Mais il ne se sert pas de ses éléments pour verser dans la caricature, plutôt pour éviter de tomber dans le simplisme ou l'angélisme. En 4 épisodes, il n'a pas le temps de se lancer dans une étude sociologique approfondie, encore moins économique ou politique. Il montre sans ambages la situation d'apartheid (dans les faits, si ce n'est dans la législation) régnant à l'époque. Il met en scène le conflit entre l'intérêt de la communauté et le fait que cette ségrégation constitue un obstacle (et même plusieurs) pour pouvoir travailler ensemble, y compris pour oeuvrer à la préservation des biens et des vies des blancs. S'il est parfois obligé de faire court et un peu réducteur, il prend soin de montrer les différentes composantes qui complexifie la situation, que ce soit Sonny en agitateur politique refusant de continuer à supporter cette exploitation inique, ou que ce soit la veuve Lantry refusant de sacrifier sa propriété pour l'intérêt commun. Au fil des séquences, le lecteur comprend que Mark Waid & JG Jones ne se contentent pas de dire que la ségrégation est mal, ce qui relève d'une évidence et ne demande pas beaucoup de courage. Au travers des différentes situations et des différentes péripéties, ils mettent en lumière comment cette ségrégation et ce racisme s'exercent aux dépens d'une catégorie de la population mais aussi comment ce mécanisme est contre-productif pour l'ensemble de la communauté, autant pour les opprimés que pour les blancs. En procédant ainsi, ils dépassent la platitude des évidences, ils contournent l'écueil des sentiments personnels et ils mettent à nu l'intérêt et l'efficacité de la solidarité.

En découvrant cette bande dessinée, le lecteur se dit que les auteurs Mark Waid & JG Jones n'ont pas choisi la facilité en parlant de la condition des afro-américains, alors qu'ils sont blancs. de manière paradoxale, il se dit dans le même temps qu'ils ont choisi la facilité en transposant le personnage de Superman dans un afro-américain, et en choisissant d'inscrire leur récit dans le genre catastrophique pour le nourrir avec des scènes d'action. Il apprécie immédiatement les dessins à la fois réalistes et esthétiques montrant une Amérique rurale historique, mais aussi enjolivées. Il apprécie le divertissement que génère un récit catastrophe et des personnages plus dans l'action que dans la réflexion. Au fur et à mesure des scènes, il mesure l'intelligence de la trame du récit qui permet d'évoquer la condition des afro-américains, mais aussi la crétinerie d'une telle relation entre 2 parties d'une même communauté. Avec un nombre de pages limités et donc un format très contraint, ils réalisent à la fois une reconstitution historique consistante, une fable philosophique, et une réflexion sur une dimension du fonctionnement d'une société, qui dépasse les lieux communs.
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