Gustav Mahler

A mesure que j'apprenais à mieux le connaître, grâce à nos discussions, et à connaître aussi les livres qu'il lisait, les poètes et les philosophes qu'il aimait, mon impression première, celle d'une apparition fantastique et démoniaque, sortie tout droit de l'univers d'Hoffmann, fit place à un sentiment plus juste et plus complet, mais aussi beaucoup plus difficile à saisir. Je parlerai plus loin de l'exceptionnelle portée spirituelle de sa nature si riche en contradictions ; des forces ténébreuses contre lesquelles il se débattait ; des aspirations spirituelles qui constituaient le fil directeur de sa vie et de son oeuvre.

Être populaire ne signifie pas nécessairement être aimé. Et Malher n'était certes pas l'enfant chéri, la "coqueluche" de Vienne. Pour ceux qui aimaient la routine, il était bien trop dérangeant ! Cependant, cet homme incroyablement peu obligeant, rigide et véhément exerçait incontestablement une espèce de fascination intimidante, aussi bien en public que dans le privé, sur cette cité sybaritique qu'était la Vienne d"avant la première guerre mondiale.

Chez Mahler, les dons d'homme de théâtre égalaient le génie musical, et c'est pour cela qu'il fut un excellent directeur d'opéra. Aussi à l'aise sur le plateau que devant la partition, il savait communiquer sa ferveur et son énergie à l'action dramatique tout autant qu'à l'exécution musicale et faire comprendre à ses artistes les exigences aussi bien dramatiques que musicales de n'importe quelle oeuvre.

Tous ceux qui ont connu Mahler se rappelleront combien son expression passait souvent brusquement de la gaieté à la morosité, comme s'il se reprochait soudain d'avoir étourdiment oublié quelque chagrin. Je ne sus tout d'abord discerner quelle était la source de ces accès de dépression qui, sans jamais cesser totalement devinrent cependant moins fréquents au cours des dernières années de sa vie ; puis, je finis par comprendre qu'une conscience aiguë de la souffrance de notre monde montait en vagues glaciales du plus profond de lui-même et s'emparait de son esprit.