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Critique de Alzie


Née de la fusion en 1919 de deux écoles de Weimar (celle des beaux-arts et celle des arts décoratifs) voulue par leur directeur, l'architecte Walter Gropius (1883-1969), la nouvellement nommée Staatliches Bauhaus Weimar ambitionnait de réorganiser l'enseignement des arts et de faire oeuvrer ensemble artistes et artisans en coopération avec l'industrie. Une chronologie emblématique – Weimar (1919 – 1925), Dessau (1925 – 1932), Berlin (1932 – 1933) ; trois directeurs (Gropius, Hannes Meyer, Ludwig Mies van der Rohe) ; quelques mille deux cent cinquante élèves ou apprentis qui, après trois ou quatre ans passés au Bauhaus, transmettront leurs savoirs non seulement en Allemagne d'où ils eurent rapidement à s'exiler et en Europe mais de par le monde où leurs visions inspireront durablement les arts, voilà pour la fiche signalétique du Bauhaus. Liberté est donnée à Mathieu Mercier en fin de catalogue d'exposer l'éventuelle postérité de l'école en une quarantaine d'oeuvres étonnantes assez récentes (“Le Bauhaus une suite possible”). Le centenaire du Bauhaus faisait l'objet l'année dernière de nombreuses parutions ou expositions. Celle du musée des Arts décoratifs de Paris dont ce splendide catalogue est l'émanation les précédait en 2017 avec une approche passionnante qui visait à lui restituer son identité première d'école et lieu de vie, substantiellement illustrée et décrite à travers l'enseignement et le fonctionnement de tous les cours et activités, dans une partie centrale conséquente dédiée aux ateliers (“Atelier et enseignement” avec son introduction : “Vivre au Bauhaus : créer, enseigner, transmettre”, Anne Monier, p. 66).

Ce n'est pas l'histoire d'un mouvement stylistique que ses pages riches d'archives photographiques de toutes sortes documentent. Elles racontent l'histoire d'une utopie sociale et d'une aventure pédagogique, artistique et plastique, audacieuse menée au lendemain de la défaite allemande dans un contexte de débâcle économique et un climat politique qui fut rapidement hostile à Gropius : quatorze années d'un enseignement original (1919 – 1933) marqué du sceau de la montée du nazisme (l'école se saborde en 1933 sous la direction de Mies van der Rohe alors qu'elle s'est repliée à Berlin dans une usine désaffectée et qu'elle n'est plus que l'ombre d'elle-même), où les plus grands artistes de l'époque peuvent être “détournés” de leurs spécialités et amenés à d'autres pratiques comme Paul Klee dont les cours font référence et qui, de 1922 à 1931, aura l'occasion d'animer les ateliers de reliure, de métal ou de peinture sur verre (Johannes Itten, Wassily Kandinsky, Lyonel Feininger, Oskar Schlemmer, Laszlo Moholy-Nagy entre autres enseignèrent au Bauhaus) ; années de création intense où se révèlent les talents les plus divers (textiles d'Anni Albers, luminaires de Marianne Brandt, mobilier de Marcel Breuer, etc), stimulée par la pratique décloisonnée des arts et des techniques et par l'esprit d'un travail communautaire développé en ateliers. Un mélange d'utopie sociale et de nostalgie, avec en filigrane l'idée que l'art puisse changer la vie, inspirait Gropius et le Bauhaus dans les principes fondateurs de son Manifeste originel. Il appelait tous les arts à s'unir dans une tâche commune destinée à recréer le vocabulaire d'une modernité qui n'excluait pas l'industrie (idée qui le rapprochait de son ami Le Corbusier rencontré en 1910 dans l'atelier de Peter Behrens).

Aux sources du Bauhaus et du programme d'enseignement de Gropius qui sont évoquées dans les préliminaires il y a le modèle du chantier médiéval (“Le Bauhaus et les bâtisseurs de cathédrales”, Monique Blanc) ; les Arts & Crafts de Ruskin et Morris qui ne sont pas restés sans échos en Allemagne (Deutscher Werkbund) ; les arts et la spiritualité d'Extrême Orient à laquelle furent sensibles certains professeurs tels Johannes Itten et Wassily Kandinsky, de même que la production graphique ou celle de nombre d'architectes, de designers, ou céramistes au Bauhaus puisèrent aux sources de l'art Japonais diffusé en Europe depuis la fin du siècle précédent (“L'influence de l'art asiatique”, Béatrice Quette). Le principe d'un environnement total censé améliorer le quotidien de chacun préside un programme artistique et technique dont Gropius restreindra tout de suite les ambitions à Weimar sous la pression de contraintes matérielles et qu'il tentera de remettre en oeuvre plus tard à Dessau où, sous sa houlette, les membres d'un nouveau Bauhaus purent construire, aménager et décorer ensemble leur propre bâtiment et ceux de leurs enseignants (“A Dessau, le Bauhaus total”, Anne Monier et Louise Curtis). Dès son avènement l'école se heurtait sur fond de crise à quantités d'obstacles qui empoisonnèrent sa courte existence et eurent raison de sa capacité à perdurer. Menaces politiques (la majorité ultra conservatrice aux manettes leur fit quitter Weimar en 1925, Hannes Meyer second directeur, après le départ de Gropius en 1928, fut renvoyé pour ses idées marxistes) et difficultés financières ou administratives à côté d'innombrables problèmes matériels d'organisation des ateliers (l'atelier de céramique ne survécut pas à Weimar, d'autres fusionnèrent à Dessau) ou de recrutement des professeurs et des maîtres auxquels s'ajoutèrent plus tard les questions de propriété artistique ou celles cruciales des débouchés industriels.

L'école était par ailleurs traversée de conflits internes qui se cristallisaient autour de certains débats affectant la pédagogie et l'enseignement. le Bauhaus alliait tous les contraires et les laissait s'exprimer souligne Anne Monier : expressionnistes de la première heure face aux constructivistes ; spiritualistes ou mystiques, désireux d'explorer la voie de la connaissance intérieure dans leur pratique, remettaient en cause le matérialisme et s'opposèrent aux rationalistes ou aux fonctionnalistes à Weimar (“L'ésotérisme au Bauhaus”) ; apolitiques et socialistes s'affrontèrent. le premier essai, sur trois introductifs au parcours, à l'ouverture du catalogue (“La chance de les connaître mais aussi de manger avec eux”, Nicholas Fox Weber), illustre avec drôlerie le Bauhaus à ses débuts partagé entre les tenants d'une discipline purificatrice mazdéenne et du régime végétarien prôné par Johannes Itten, et les libertaires rejetant toutes formes de prescriptions ou d'interdits dans leur pratique artistique qui virent Gropius trancher in fine en leur faveur. “Je ne pensais pas trouver le chemin du ciel en me nettoyant les intestins”, aurait dit Paul Klee qu'on découvre ici excellent cuisinier et méfiant à l'égard des prosélytes d'Itten (cité p. 32).

La mise en page accorde sa meilleure part à l'enseignement (avec une focale particulière de Louise Curtis sur celui de Klee et Kandinsky) et aux ateliers successivement passés en revue, à leur fonctionnement bicéphale (maître de forme pour la théorie/maître d'atelier pour la pratique), leur évolution, remaniement ou suppression entre Weimar et Dessau ; elle documente au passage la participation et l'évolution de certains des membres au sein de l'école (élèves devenus maîtres) et présente outre les événements marquants de leur cursus (“L'exposition de 1923, bilan de quatre années mouvementées”, Anne Monier), surtout leurs créations ou leurs expérimentations les plus notoires, sans ordre de préséance. Dans le domaine de la céramique, de la menuiserie, du métal, du textile, des arts graphiques, de l'imprimerie et de la reliure, de la typographie et la publicité, de la peinture murale et sur verre, du théâtre, de la photographie, de la sculpture et de l'architecture. Ce Bauhaus aux multiples facettes et la remise en lumière de son ADN offrent une lecture palpitante franchement revigorante. Par la multiplicité des formes explorées ou créées aboutissant souvent à la création d'objets usuels ou du quotidien dont l'épure reste intemporelle, par le dialogue qu'ils établissent entre les arts, leurs innovations publicitaires explosives de couleurs ou la mise en valeur de sublimes effets photos en noir & blanc, par leur créativité festive et leur goût des spectacles etc., les membres du Bauhaus rendent absolument inopérante l'idée d'une communauté et d'une production austère hantée par le vide. Sinistre et désolant au contraire fut bien le contexte qui vit la création du Bauhaus dont la tentative collective (désespérée ?) de promouvoir par l'enseignement une solution sociale et artistique au monde épuisé après le carnage de la Première Guerre mondiale fait aujourd'hui toujours sens.
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