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Critique de Feuillesdejoie


«  Portage » n'est pas le livre le plus facile de Mariusz Wilk mais, à bien y réfléchir, aucun de ses livres (disponibles aux éditions Noir sur Blanc) n'est réellement évident pour un lecteur profane. En cause la slavophilie prononcée de Wilk. Cela nous permettra au passage de mesurer combien nous sommes, pour la plupart d'entre nous, ignorants en ces domaines. Les amateurs de littératures russes ne sont déjà pas si nombreux, quant à ceux qui s'intéressent à l'histoire ou aux langues des peuples slaves, ils sont de véritables perles rares.

Il est des structurations culturelles qui ont la vie dure, si dure en effet, que nous ne prenons même plus la peine de les reformuler. Cela devient donc un noyau référentiel profond qui n'ose plus dire son nom : nos références sont avant tout gréco-romaines et parfois, par extension, moyen-orientales. Régis Boyer, grand spécialiste des cultures nordiques et celtiques, évoquait il y a peu ce problème dans un article de presse. Il constatait avec dépit que l'immense majorité de nos intellectuels traitaient toujours avec dédain et une totale ignorance, l'immense domaine culturel nordique, qui pourtant, en matière de littérature écrite, fut extrêmement performant, à des âges où la prose latine n'en est encore qu'à ses balbutiements (cf la poésie scaldique). Les cultures slaves anciennes ne sont pas mieux traitées.

A cela quelques raisons dont le peu de proximité du français avec les langues nordiques ou gaéliques et à plus forte raison avec les langues slaves. Sans doute également un ressenti général des latins du grand ouest européens qui redoutent depuis toujours « les invasions barbares » venu de l'Est. Ce qui fut vrai en terme de stratégie militaire ne le fut pas moins du point de vue intellectuel et culturel.

Mais avec Wilk, il est toujours question de voyage et de dépaysement violent. Alors il faudra, coûte que coûte, s'embarquer avec lui sur un petit voilier et remonter, de lac en lac et d'écluse en écluse, ce fameux « Canal de la mer blanche » qui relie la Baltique à la mer polaire du Nord. Staline l'a fait creuser au début des années trente par quelques dizaines de milliers de réprouvés politiques. le parti se fendit même d'une politique de « réhabilitation par le travail » qui fit les plus grandes joies de la propagande de l'époque. Compte tenu des conditions de travail et de la rudesse du climat, les ouvriers du canal périrent en grand nombre. Comme dans la plupart des cas historiques attachés à l'ancienne Union Soviétique, personne ne sait au juste ce que coûta ce canal en vies humaines : 50 000, peut être plus. Nombreux en tout cas furent les hommes et les femmes « définitivement réahabilités » ! Bien entendu, la comparaison avec le nazisme ou d'autres systèmes totalitaires est tentante mais Mariusz Wilk cherche surtout à restituer ce que fut, dans le contexte, la singularité du système soviétique qui étouffait ses ouailles dans un système de double contrainte : renoncer à soi-même et à toute liberté mais rêver aussi malgré tout de devenir un « héros » du travail et du système communiste. Car certains s'en sont sortis non seulement vivants mais véritablement réinsérés dans le système ; du moins pour un temps, avant les grandes purges staliniennes et les grandes saignées de la seconde guerre mondiale...

Mais « Portage » n'évoque pas seulement l'histoire controversée du canal. Il s'agit plus prosaïquement d'un livre de voyage. Les réflexions de Wilk sont profondes, diverses, il scrute la profondeur des lacs ou celles moins vertigineuses des décolletés des filles qui se baignent sur sur ses rives. Il s'interroge à notre grand désarroi sur l'évolution de la langue russe, jongle avec son vocabulaire, et évoque à grands traits la culture spécifique de cette Carélie qui, dans un passé lointain, a connu de grandes heures. Hélas, les différents systèmes ( Église orthodoxe, tsarisme, invasions régulières et guerres meurtrières, jusqu'au système communisme) n'ont cessé de casser et de refondre ce « grand coeur du nord », jamais à son avantage. C'est alors de vastes régions dévastées que Mariusz Wilk et ses compagnons visitent. Aucune brutalité ne semble épargnée à ses populations, à la fois exsangues et psychologiquement au bord de l'épuisement. On le savait déjà, rien ne fonctionne plus logiquement en Russie, et cela pourrait durer encore longtemps. Alors si Wilk se perd souvent en digressions, il s'épargne en définitif tout jugement sur ce qu'il constate.
Un lien puissant, peut être inexplicable, peut être inextricable, éminemment poétique attache Wilk à ce grand nord-ouest russe dont il semble connaître les confins les plus reculés. Il en étudie, avec délectation, les vieilles maisons de bois, restitue en gourmet les recettes locales. Sa curiosité est sans limite mais jamais indécente. Il l'observe chaque chose et chacun du point de vue le plus neutre possible et essaie de contourner toute idée préconçue, qu'elle soit d'origine russe (soljetnitsyne) ou occidentale. C'est là toute la force du voyageur : qu'importe ce qu'on en dit, il importe de vérifier les choses par soi-même. Quitte à prendre quelques risques, comme lorsque que Wilk se rend dans un camp de prisonnier encore en activité, muni d'une accréditation minimale, afin de demander à en étudier les archives.

Avec Wilk donc, on a toutes les chances de voyager en « Terra incognita ». le dépaysement et aussi brutal que le titre en alcool des nombreuses gnôles avalées ici et là par l'auteur afin de se fondre dans l'atmosphère générale, souvent glaciale, du grand nord. Les livres de Mariusz Wilk sont entêtants et finalement inoubliables.
Lien : http://feuilles.de.joie@gmai..
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