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Critique de JustAWord


En 1970, alors âgé de 39 ans, l'américain Gene Wolfe publie son premier roman, Opération Arès (toujours non traduit en France) mais ce n'est véritablement que deux ans plus, avec son oeuvre suivante intitulée La Cinquième tête de Cerbère qu'il va connaitre son premier succès critique. Nominé aux prix Hugo, Locus et Nebula dans la foulée, La Cinquième tête de Cerbère est traduit en français pour la première fois en 1976 par Guy Abadia dans la prestigieuse collection Ailleurs et Demain de Robert Laffont. Régulièrement réédité depuis, c'est aujourd'hui Mnémos qui se charge d'une nouvelle édition reliée avec une couverture signée Yuri Shwedoff. Une occasion parfaite pour se replonger dans ce roman aussi retors que fascinant.

En réalité, La Cinquième tête de Cerbère n'est pas tant un roman que le collage de trois histoires successives.
La première, qui donne son titre au livre, s'intéresse à la vie d'un jeune homme dont le seul nom sera celui de Numéro Cinq et que l'on devine dans le début de l'adolescence. Numéro Cinq vit dans une immense demeure, La Maison du Chien ou encore la Cave Canem, en compagnie de son frère, David. Tous les deux passent le plus clair de leur temps dans leur chambre et dans la bibliothèque de leur père, le redoutable tenancier de ce qui est, en réalité, un bordel. Les deux garçons épient les « filles » employées par leur paternel sous l'oeil attentif de leur précepteur, l'androïde Mr Million.
Petit à petit, on comprend que l'endroit regorge de secrets et que Numéro Cinq n'est pas vraiment le fils biologique de son père, du moins pas à la façon où on l'entend habituellement.
Dans cette première partie d'environ 90 pages, nous découvrons bien davantage que le microcosme presque surréaliste dans lequel évolue Numéro Cinq. Comme souvent avec Gene Wolfe, rien n'est aussi évident qu'il semble l'être. La nature des relations entre Numéro Cinq et son père, pour le moins étrange (et c'est peu de le dire) ne seront que tardivement révélées au lecteur, tout comme cette tante mystérieuse qui impressionne notre narrateur autant qu'elle le fascine. On pense d'ailleurs au départ suivre l'existence cloîtrée de Numéro Cinq avant de se rendre compte qu'en arrière-plan, d'autres choses se trament…

En effet, dans la seconde histoire, la plus courte mais aussi la plus difficile et cryptique, Gene Wolfe change complètement son fusil d'épaule et déroule un récit à la poésie omniprésente mais faisant surtout la part belle à une aventure qui semble presque fantasy. Pour véritablement comprendre cette deuxième partie, il faut savoir qu'elle est le récit par le Dr Marsch de faits « préhistoriques ». En effet, au-delà de la maison de Numéro Cinq et David dans le premier récit, on apprend que l'action se situe en réalité sur une lointaine planète, Sainte-Croix, qui orbite non loin de sa jumelle, Sainte-Anne. Ces deux astres ont jadis été colonisés par les français et des sociétés radicalement différentes s'y sont développées.
En filigrane, le récit de Numéro Cinq faisait mention de la population aborigène qui vivait sur Sainte-Anne avant l'arrivée des humains et des rumeurs qui circulent encore à leur sujet.
Roublard, Gene Wolfe n'a pas tant l'envie de discuter par le menu de la vie et des secrets qui entourent les origines de Numéro Cinq que de nous inventer une science-fiction mâtinée d'anthropologie où l'énigme centrale s'avère être ces fameux aborigènes (en réalité plusieurs peuples regroupés sous ce terme par les colons humains).
Ainsi, pour en revenir au sujet de cette seconde partie, nous y suivons l'histoire de Coureur des Sables qui cherche un prêtre capable d'interpréter ses rêves. Gene Wolfe nous emmène aux côtés de ces fameux aborigènes, le Peuple Libre, celui des Pieds mouillés ou encore celui des Enfants de l'Ombre. Certainement la partie la plus originale du roman mais aussi la plus étrange et difficile, qui demande parfois une véritable volonté de la part du lecteur pour détricoter tout ce qu'il s'y passe.
Heureusement, elle reste relativement courte, 70 pages environ, et nous emmène vers un ultime chapitre captivant et, de loin, le plus réussi de tous qui fait office de trait d'union entre toutes les pièces de puzzle amassées en chemin.

Prenant toujours à rebrousse-poil son lecteur, Gene Wolfe entrecroise un récit fragmenté dans lequel un mystérieux « Maître » lit le dossier d'un prisonnier politique enfermé dans les geôles de Sainte-Croix.
Un prisonnier qui se révélera rapidement être le fameux docteur Marsch, le même qui vient de nous livrer son histoire aborigène et le même qui avait visité la tante de Numéro Cinq dans le premier récit. Cette fois, le lecteur alterne entre le récit d'expédition de Marsch sur Sainte-Anne, les interrogatoires qu'il subit en prison et ses confessions alors qu'il est enfermé. le tout produit un récit à mi-chemin entre du Volodine et du Kafka où l'on ne sait plus bien si notre narrateur divague ou même si ce qu'il dit est vrai ou non. le récit devient angoissant, oppressant et, toujours, étonnant. Gene Wolfe sème des indices qu'il laisse au lecteur le soin de recoller bout par bout, patiemment, pour comprendre où sont passés les fameux aborigènes de Sainte-Anne.
Ce qui impressionne dans La Cinquième tête de Cerbère, outre la maîtrise absolue du style et de l'agencement de l'intrigue, c'est la capacité de Wolfe à nous parler de colonialisme, d'esclavage, d'expérimentations génétiques, d'identité, le tout sur un fond de dictature froide et calculatrice à des années-lumière d'une Terre que l'on effleure à peine.
Pour tout dire, et il faut bien l'avouer, La Cinquième tête de Cerbère n'est en rien un récit simple de science-fiction, c'est tout le contraire. C'est une histoire exigeante, entremêlée et volontiers cryptique à ses heures.
Gene Wolfe n'est pas là pour vous prendre par la main mais l'ensemble reste, encore et encore, complètement fascinant. le seul véritable reproche à faire au roman tient d'ailleurs dans cet aspect puisque l'auteur semble avoir imaginé tant d'éléments pour son univers qu'il est frustrant d'être arrêter aussi vite.

Récit de science-fiction redoutable et érudit, La Cinquième tête de Cerbère n'est certainement pas une simple histoire d'adolescent qui découvre sa vraie nature et encore moins celle des origines d'un peuple indigène mystérieux.
Gene Wolfe imagine une aventure complexe où l'enquête repose sur l'intelligence du lecteur qui saisira l'ensemble ou restera sur le chemin à ne pas comprendre ce dont il s'agit au fond.
Quoiqu'il en soit, vous voici prévenus.
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