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Critique de Henri-l-oiseleur


Les éditions Phébus proposent le texte de l'Anabase de Xénophon, sans le grec, et dans une traduction très explicative qui délaye un peu la concision de l'original, pour le plus grand bien du lecteur contemporain. Cette recherche d'actualisation va très loin, puisqu'à la conférence où ce volume fut présenté, on évoqua l'Ukraine envahie et d'autres histoires sans grand rapport avec Xénophon, mais qui ont pu rassurer les lecteurs scrupuleux : en lisant un livre antique, ils ne tournaient pas le dos aux injonctions de la propagande et du militantisme contemporains. Les toponymes antiques, les mesures et les monnaies sont suivis, dans le corps du texte, par leurs équivalents modernes, et une série de préfaces et de postfaces (les unes utiles, les autres portant sur les Femmes, sur l'Altérité etc) permettent parfois de plaquer sur l'oeuvre antique des élucubrations d'inspiration woke. L'édition, il faut le dire, est extrêmement bien faite, avec des plans, des lexiques militaires, de mesures, de monnaies, ainsi que le répertoire de tous les noms propres et le plan commenté de la bataille de Counaxa par où commence la retraite des Dix-Mille.

Alors, Xénophon a écrit ce qu'en grec on pourrait appeler un Nostos, un retour dans sa patrie, et les références homériques discrètes à l'Odyssée sont là pour nous en persuader. L'Orient, si dur qu'il soit (les Dix-Mille sont une armée vaincue de mercenaires qui doit rejoindre la mer Egée depuis le fond de la Mésopotamie, poursuivie par l'armée du Roi perse et harcelée par les populations locales) offre ses tentations aux guerriers : il serait possible de s'établir, même de fonder une cité (c'est l'idée de Xénophon quand ils atteignent le littoral de la Mer Noire), de se fondre dans la masse, et d'épouser de belles Persanes en oubliant l'épouse et les parents restés au foyer. Les soldats n'en font rien et n'en veulent pas, à l'opposé des compagnons d'Ulysse, et l'un des aspects les plus intéressants du récit est la description de la vie interne de l'armée en retraite, où se manifestent les principes de la démocratie directe : assemblée plénière, discours persuasifs, discussions, décisions, exécution. L'agora grecque n'est pas le seul endroit où l'on pratique la démocratie : chefs et troupe sont en constant dialogue et délibération. Les Dix-Mille forment une sorte de cité, de polis en mouvement, formée de mercenaires venus de toute la Grèce.

Alors, un des utiles enseignements des postfaces du volume, est qu'il ne faut pas voir dans ces mercenaires grecs ce que nous entendons aujourd'hui par là. Certes, leur armée est un essaim de sauterelles qui ne laisse rien aux populations locales sur son passage : le pillage est la règle. Mais la réprobation moderne que l'on attache au mercenariat vient de ce que le mercenaire vend sa fidélité au plus offrant, et qu'il est étranger à la loyauté du citoyen à son état-nation, ou à l'idéologie qui justifie le combat. Ceci est anachronique pour Xénophon : les soldats ont déjà quitté la cité à laquelle ils étaient attachés, leur "patrie", Athènes, Sparte, Syracuse et autres, et leur loyauté, après la mort au combat de leur employeur achéménide Cyrus, ne va qu'à eux-mêmes et à leurs camarades. Certes, ils ont conscience de leur différence de Grecs au milieu des "barbares", mais ils sont fondamentalement des combattants salariés, misthophoroi, plus que des mercenaires au sens moderne du mot.

Le charme de ce récit tient aussi aux aspects ethnographiques et au réalisme certain de l'auteur, qui parle de lui-même à la troisième personne. Est-ce en hommage à Xénophon que César fera de même dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules ? Voilà plus de deux mille ans que cet ouvrage est entouré de la plus grande admiration.
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