C’est un homicide, l’hippopotame s’est jeté dans le vide volontairement en prenant son fils dans ses bras, sous les yeux de sa femme. Cela faisait un moment que cela n’allait plus entre eux, et quand elle a appris sa garde à vue dans notre service, et surtout son motif, elle a décidé de demander le divorce, en lui jurant qu’il ne verrait plus son minot.
Cristiano me sourit, tout en préparant une autre ligne. Il est le seul à partager un instant délictuel avec moi et je devine à quel point il savoure ce moment. C’est mon ami d’enfance et je l’ai vu heureux pour moi, il y a 16 ans, quand je suis arrivé ici même, chez Fernande, avec ma toute fraîche carte de police en poche. Lui, le voyou, il avait payé le champagne à tous les clients du bar. J’étais passé de l’autre côté d’un mur qu’il avait renoncé à gravir : celui du combat contre le mal, de la lutte contre la facilité, celui du passage à l’honnêteté. Mais là, comme à chaque fois, en me faisant un rail d’héro avec lui, c’était comme si j’avais fait tomber ma chaussure trouée en passant ce mur. Cette chaussure restée dans mon passé avec mes mauvaises fréquentations me manque toujours, même si je l’ai remplacée par une belle Konserve de flic, en appui contre le mur, pour écrire, oublier ou me rappeler…
« — Ne crois-tu pas qu’il pourrait exister un service interne à la police pour prendre en charge la psychologie des fonctionnaires ?
— Oui, ce serait bien. Mais un flic mort, c’est vite remplacé. Un flic à guérir psychologiquement ça coûte plus cher, tu comprends ? »
- Oser, Poli, oser ! Oser regarder la vérité en face, oser en tirer les conclusions évidentes, oser refuser de poursuivre ce jeu de dupes, où seul un petit nombre de nantis, une caste initiée, s’épanouit sans limite, quand tant d’autres peinent et souffrent sans espoir ! Se révolter contre cet ordre qui ne mène qu’au chaos ! Et dont tu es, toi et tes semblables, le serviteur aveugle… ou qui ne veut pas voir, n’est-ce pas ?
- Mais comment veux-tu qu’un petit flic de mon acabit puisse « oser » comme tu le dis et se révolter ? Nous n’avons même pas le droit de grève !
- Mon Dieu ! La belle affaire ! Depuis quand faut-il une autorisation pour se rebeller ?
Je ne raconte pas mes journées de travail à Ornella… Ou alors, j’édulcore mes propos, je lui en sers la version « Light ». Je la protège en lui cachant la réalité de mon métier, les horreurs que je suis amené à constater tous les jours.
Je ne lui ai jamais avoué non plus que, pour tenir le coup, j’écris régulièrement en cachette. Je ne veux pas qu’elle lise mes textes et qu’elle comprenne que mon métier me confronte sans relâche à l’absurdité de ce monde, un monde pourri, vicieux, dans lequel j’erre sans fin.
Je l’aime tant Ornella, je ne veux pas la décevoir. Je ne veux pas lui révéler mes doutes, mes peurs, mes failles.
— Yola, il y a trois choses qui gouvernent le monde : l’argent, le pouvoir et le sexe. L’argent apporte le pouvoir et le pouvoir facilite le sexe. Tous les humains n’entreraient pas dans ces chemises qui refusent symboliquement l’argent, le pouvoir et qui ne sont pas sexy, tu me l’accorderas aisément. En tant que policier, je n’ai pas à exprimer mes opinions, mais en tant qu’humain j’ai décidé de porter ces vêtements, et un jour, peut-être, c’est dans ma peau même que s’imprimera le symbole de ma dérision. Mais l’homme est aussi une victime…
Lorsque je suis entré dans la police, c’était pour sauver la veuve et l’orphelin, combattre le mal et arrêter des malfaisants. Je me suis vite rendu compte que les gouvernements utilisaient la police à leur guise. Ils font ce qu’ils veulent de nous. Cependant, je garde à l’esprit ce pour quoi j’ai intégré ce métier : lutter contre le mal. Alors, même si je sais que je suis utilisé, je fais avec. Je ne sers pas un système, je fais en sorte qu’il tienne, même s’il est bancal, parce que sans nous, les flics, ce serait le chaos !
Écrire, c’est commencer à réfléchir, à tenter de comprendre, à s’épanouir dans un esprit critique et donc, pouvoir dire non à son administration… Eux, il leur faut des chiens bien dociles.
C’est mon secret, un pacte que j’ai passé avec moi-même : écrire, écrire tout, tout ce qui me traverse l’âme, écrire pour ne pas mourir, écrire pour moins souffrir.
Le pouvoir, ce n’est pas notre liberté, c’est au contraire l’instrument de notre allégeance au mal, puisqu’il nous livre désarmés à tout le mauvais qui est en nous.