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Citation de Partemps


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Ensuite une nouvelle pensée s’empara de mon esprit et le transporta des lieux vers le temps. Je me disais : « Il y a aujourd’hui dix ans qu’au sortir des études de ta jeunesse tu as quitté Bologne. Ô Dieu immortel ! ô sagesse immuable ! que de grands changements se sont opérés dans ta conduite durant cet intervalle ! » Je laisse de côté ce sujet infini, car je ne suis pas encore dans le port pour songer tranquillement aux orages passés. Il viendra peut-être un temps où j’énumérerai par ordre toutes mes fautes[8] en citant d’abord cette parole de votre cher Augustin : Je veux me rappeler mes souillures passées et les corruptions charnelles de mon âme, non que je les aime, mais pour que je vous aime, ô mon Dieu[9]. Il me reste encore à accomplir une tâche très difficile et très pénible. Ce que j’avais coutume d’aimer, je ne l’aime plus. Je mens. Je l’aime, mais modérément. Je mens encore une fois. Je l’aime, mais en rougissant et avec chagrin. J’ai dit enfin la vérité. Oui, j’aime, mais ce que j’aimerais à ne point aimer, ce que je voudrais haïr. J’aime cependant, mais malgré moi, mais par force, mais avec tristesse et avec larmes, et je vérifie en moi-même le sens de ce vers si fameux : Je haïrai si je puis ; sinon, j’aimerai malgré moi[10]. Trois ans ne sont pas encore écoulés depuis que cette volonté perverse et coupable, qui me possédait tout entier et régnait seul sans contradicteur dans le palais de mon âme, a commencé à rencontrer une autre volonté rebelle et luttant contre elle. Depuis longtemps entre ces volontés il se livre, dans le champ de mes pensées, au sujet de la prééminence de l’un et de l’autre homme, un combat très rude et maintenant encore indécis. C’est ainsi que je parcourais en imagination mes dix dernières années. Puis je me reportais vers l’avenir, et je me demandais : « Si par hasard il t’était donné de prolonger cette vie éphémère pendant deux autres lustres, et de t’approcher de la vertu à proportion autant que pendant ces deux années, grâce à la lutte de ta nouvelle volonté contre l’ancienne, tu t’es relâché de ta première obstination, ne pourrais-tu pas alors, quoique ayant non pas la certitude, mais du moins l’espérance, mourir à quarante ans et renoncer sans regret à ce restant de vie qui décline vers la vieillesse ? »

Telles sont ou à peu près, mon père, les pensées qui me revenaient à l’esprit. Je me réjouissais de mon avancement, je pleurais mon imperfection et je déplorais la mutabilité ordinaire des choses humaines. Je paraissais avoir oublié en quelque sorte pour quel motif j’étais venu là, jusqu’à ce qu’enfin, laissant de côté des réflexions pour lesquelles un autre lieu était plus opportun, je regardasse et visse ce que j’étais venu voir. Averti par le soleil qui commençait à baisser et par l’ombre croissante de la montagne que le moment de partir approchait, je me réveillai pour ainsi dire, et, tournant le dos, je regardai du côté de l’occident.

On n’aperçoit pas de là la cime des Pyrénées, ces limites de la France et de l’Espagne, non qu’il y ait quelque obstacle que je sache, mais uniquement à cause de la faiblesse de la vue humaine. On voyait très bien à droite les montagnes de la province lyonnaise, et à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, distantes de quelques jours de marche. Le Rhône était sous nos yeux. Pendant que j’admirais tout cela, tantôt ayant des goûts terrestres, tantôt élevant mon âme à l’exemple de mon corps, je voulus regarder le livre des Confessions de saint Augustin, présent de votre amitié, que je conserve en souvenir de l’auteur et du donateur, et que j’ai toujours entre les mains. J'ouvre ce bréviaire d’un très petit volume, mais d’un charme infini, pour lire ce qui se présenterait, car que pouvait-il se présenter si ce n’est des pensées pieuses et dévotes ? Je tombai par hasard sur le dixième livre de cet ouvrage. Mon frère, désireux d’entendre par ma bouche quelque chose de saint Augustin, se tenait debout, l’oreille attentive. J’atteste Dieu et celui qui était à côté de moi qu’aussitôt que j’eus jeté les yeux sur le livre, j’y lus : Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’Océan, les révolutions des astres, et ils se délaissent eux-mêmes[11]. Je fus frappé d’étonnement, je l’avoue, et priant mon frère, avide d’entendre, de ne pas me troubler, je fermai le livre. J’étais irrité contre moi-même d’admirer maintenant encore les choses de la terre, quand depuis longtemps j’aurais dû apprendre à l’école même des philosophes des gentils qu’il n’y a d’admirable que l’âme pour qui, lorsqu’elle est grande, rien n’est grand. Alors, trouvant que j’avais assez vu la montagne, je détournai sur moi-même mes regards intérieurs, et dès ce moment on ne m’entendit plus parler jusqu’à ce que nous fussions parvenus en bas.

Cette parole m’avait fourni une ample occupation muette. Je ne pouvais penser qu’elle fût l’œuvre du hasard ; tout ce que j’avais lu là, je le croyais dit pour moi et non pour un autre. Je me rappelais que saint Augustin avait eu jadis la même opinion pour lui-même, quand, comme il le raconte[12], lisant le livre de l’Apôtre, ce passage lui tomba d’abord sous les yeux : Marchons loin de la débauche et de l’ivrognerie, des sales plaisirs et des impudicités, des dissensions et des jalousies. Mais revêtez-vous de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et n’ayez point d’égard pour votre chair en ce qui regarde ses convoitises[13]. Cela était arrivé auparavant à saint Antoine, lorsqu’il entendit ces paroles de l’Évangile : Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; après cela venez et suivez-moi[14]. Comme si ces paroles s’adressaient à lui, saint Antoine (au rapport de l’historien de la vie, saint Athanase) se soumit au joug du Seigneur. De même que saint Antoine, après avoir entendu cela, n’en demanda pas davantage, et de même que saint Augustin, après avoir lu cela, n’alla pas plus loin, ma lecture se borna aux quelques paroles que je viens de citer. Je réfléchis en silence au peu de sagesse des mortels qui, négligeant la plus noble partie d’eux-mêmes, se répandent partout et se perdent en vains spectacles, cherchant au dehors ce qu’ils pourraient trouver en eux. J’admirai la noblesse de notre âme si, dégénérant volontairement, elle ne s’écartait pas de son origine et ne convertissait pas elle-même en opprobre ce que Dieu lui avait donné pour s’en faire honneur. Pendant cette descente, chaque fois que je me retournais pour regarder la cime de la montagne, elle me paraissait à peine haute d’une coudée en comparaison de la hauteur de la nature humaine si l’on ne la plongeait pas dans la fange des souillures terrestres. Je me disais aussi à chaque pas : « Si je n’ai pas craint d’endurer tant de sueurs et de fatigues pour que mon corps s’approchât un peu du ciel, quel gibet, quelle prison, quel chevalet, devraient effrayer mon âme marchant vers Dieu et foulant aux pieds la cime de l’orgueil et les destinées humaines ? » Et encore : « À combien arrivera-t-il de ne point s’éloigner de ce sentier par la crainte des souffrances ni par le désir des voluptés ? Ô trop heureux celui-là s’il existe quelque part ! C’est de lui, j’imagine, que le poète a dit : Heureux qui a pu connaître les principes des choses, et qui a mis sous ses pieds la crainte de la mort, l’inexorable destin et le bruit de l’avare Achéron[15] ! Oh ! avec quel zèle nous devrions faire en sorte d’avoir sous nos pieds non les hauteurs de la terre, mais les appétits que soulèvent en nous les impulsions terrestres ! »

Parmi ces mouvements d’un cœur agité, ne m’apercevant pas de l’âpreté du chemin, je revins au milieu de la nuit à l’hôtellerie rustique d’où j’étais parti avant le jour. Un clair de lune avait prêté à notre marche son aide agréable. Pendant que les domestiques sont occupés à apprêter le souper, je me suis retiré seul dans un coin caché de la maison pour vous écrire cette lettre à la hâte et sans préparation, de peur que si je différais, mes sentiments venant peut-être à changer suivant les lieux, mon désir de vous écrire ne se refroidît. Vous voyez, tendre père, combien je veux que rien de moi n’échappe à vos regards, puisque je vous découvre avec tant de soin non seulement ma vie tout entière, mais chacune de mes pensées. En revanche, priez, de grâce, pour que ces pensées si longtemps vagabondes et inconstantes s’arrêtent enfin, et qu’après avoir été ballottées inutilement de tous côtés, elles se tournent vers le seul bien, vrai, certain, immuable. Adieu.


Malaucène, le 26 avril.
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