Livre deuxième 1904-1908
LA VIOLETTE DE LA NUIT
Songe
Les jours incertains ont passés
Et des nuits indifférentes,
Et pourtant, je ne puis oublier
Ce que je voudrais vous conter,
Ce qui en songe m'arriva.
La ville nocturne était restée derrière moi,
Une pluie fine commençait à tomber.
Au loin, tout au bout, là-bas,
Où le ciel, las de dissimuler
Les actes et les pensées de mes concitoyens,
S'abat dans le marais,
Là-bas rougeoyait le bandeau du couchant.
En quittant la ville,
Je suivis lentement la pente
D'une rue aux maisons clairsemées,
Et mon ami m'accompagnait, je crois.
En tout cas, s'il avait marché près de moi,
Il ne dit mot tout le long du chemin.
Lui avais-je demandé de se taire
Ou était-il lui-même d'humeur mélancolique ?
Cependant, étrangers l’un à l’autre,
Nos visions étaient différentes :
Il voyait une voiture découverte,
Avec des gandins jeunes et chauves
Etreignant des femmes maquillées.
Il ne semblait pas surpris davantage
Par ces demoiselles regardant aux fenêtres,
Cachées derrière des œillets d'Inde…
Mais voilà que tout devient gris et sombre,
Comme le regard de mon compagnon,
Et d'autres désirs, certainement,
Eurent raison de lui,
Quand il disparut au coin de la rue,
Sa casquette enfoncée sur la tête,
M'abandonnant à ma solitude
(J'en fus infiniment heureux,
Car qu'y a-t-il de plus agréable au monde
Que de perdre ses meilleurs amis ?).
p.102-103