Dans le chœur de l'église, une fille chantait
Tous les harassés en des terres lointaines,
Tous les navires en allés sur la mer,
Et tous ceux qui ont oublié leur joie.
Ainsi s'envolait sa voix sous la voûte,
Un rayon scintillait sur son épaule blanche,
Et chacun, dans le noir, écoutait, regardait
La robe blanche dans le rayon qui chantait.
Et l'on crut alors que la joie s'annonçait,
Que tous les navires dans les anses paisibles,
Que tous les harassés des terres lointaines
Retrouveraient enfin une vie de lumière.
Et sa voix était douce, et le rayon si fin,
Et seul, tout là-haut, près de la Sainte Porte,
Aux Mystères Initié - un enfant pleurait,
Parce que personne jamais ne revient.
Août 1905
L'inconnue.
« Au-dessus des restaurants, le soir,
L’air est épais, sauvage et lourd,
Et règne sur les cris d’ivrognes
Un souffle de printemps malsain.
Au-dessus des rues poussiéreuses,
De l’ennui des villégiatures,
Luit le bretzel du boulanger,
Un enfant pleure quelque part.
Et aux barrières, chaque soir,
Le melon collé sur l’oreille,
Les hâbleurs patentés promènent
Des dames dans les fossés.
Les tolets grincent sur l’étang,
Une femme glapit au loin,
Et, dans le ciel, on voit le disque,
Blasé, stupide, grimacer.
Et chaque soir, mon seul ami
Vient se refléter dans mon verre,
Comme moi il est étourdi
Par le liquide âpre et étrange.
Tandis que les laquais somnolent
Plantés près des tables voisines,
Des ivrognes aux yeux de lapin
Proclament : « In vino veritas ! »
Et chaque soir, à l’heure dite
(Ou est-ce un songe qui me vient ?),
Une taille svelte, serrée de soie,
Paraît dans la vitre embrumée.
Et, passant entre les ivrognes,
Toujours seule, d’un pas lent,
Sentant le parfum et la brume,
Elle s’assoit près de la fenêtre.
Et les légendes d’autrefois
Imprègnent la soie élastique,
Les plumes noires de son chapeau
Et les bagues à la main étroite.
Charmé par l’étrange présence,
Au-delà de ce voile noir,
Je vois un rivage enchanté,
Je vois un lointain enchanteur.
J’ai la garde d’obscurs mystères,
Je dois veiller sur un soleil,
Et l’âpre vin a pénétré
Tous les méandres de mon âme.
Et les plumes d’autruche penchent,
Se balancent dans mon esprit,
Et ces yeux bleus, ces yeux sans fond
Sur le rivage, au loin fleurissent.
Mon âme recèle un trésor,
La clef m’en a été confiée !
Tu as raison, ivrogne, je sais :
La vérité est dans le vin. »
Livre deuxième 1904-1908
LA VIOLETTE DE LA NUIT
Songe
Les jours incertains ont passés
Et des nuits indifférentes,
Et pourtant, je ne puis oublier
Ce que je voudrais vous conter,
Ce qui en songe m'arriva.
La ville nocturne était restée derrière moi,
Une pluie fine commençait à tomber.
Au loin, tout au bout, là-bas,
Où le ciel, las de dissimuler
Les actes et les pensées de mes concitoyens,
S'abat dans le marais,
Là-bas rougeoyait le bandeau du couchant.
En quittant la ville,
Je suivis lentement la pente
D'une rue aux maisons clairsemées,
Et mon ami m'accompagnait, je crois.
En tout cas, s'il avait marché près de moi,
Il ne dit mot tout le long du chemin.
Lui avais-je demandé de se taire
Ou était-il lui-même d'humeur mélancolique ?
Cependant, étrangers l’un à l’autre,
Nos visions étaient différentes :
Il voyait une voiture découverte,
Avec des gandins jeunes et chauves
Etreignant des femmes maquillées.
Il ne semblait pas surpris davantage
Par ces demoiselles regardant aux fenêtres,
Cachées derrière des œillets d'Inde…
Mais voilà que tout devient gris et sombre,
Comme le regard de mon compagnon,
Et d'autres désirs, certainement,
Eurent raison de lui,
Quand il disparut au coin de la rue,
Sa casquette enfoncée sur la tête,
M'abandonnant à ma solitude
(J'en fus infiniment heureux,
Car qu'y a-t-il de plus agréable au monde
Que de perdre ses meilleurs amis ?).
p.102-103
Le masque de neige (1907)
Tourment
Cœur, entends-tu
Le pas léger
Derrière toi ?
Cœur, vois-tu ?
Quelqu'un te fait signe,
Un signe furtif de la main.
Est-ce toi ? Est-ce toi ?
La neige tourbillonne,
Le croissant se fige…
Est-ce toi qui descends ?
Est-ce toi qui m'emmènes ?
Toi, dont je suis épris ?
Au-dessus des neiges sans fin
Envolons-nous !
Par-delà les mers brumeuses,
Brûlons jusqu'au bout !
Oiseau du tourbillon,
Aux sombres ailes,
Donne-moi deux ailes !
Qu'avec toi, chère à mon cœur,
Dans le cercle de lune d'argent,
Mon âme se languisse !
Que les braises de l'hiver
Calcinent la croix
Lointaine et menaçante !
Que nous volions, flèches sifflantes,
Vers l'abîme des étoiles noires.
4 janvier
p.161-162
Les poètes.
Un quartier désert a poussé hors de la ville
Sur le sol mouvant d’un marais.
Là vivaient les poètes — et chacun saluait
L’autre avec un sourire hautain.
Et l’aube vainement chaque jour se levait
Au-dessus de ce triste marais :
L’habitant du quartier consacrait sa journée
Aux travaux zélés et au vin.
Une fois ivres morts, ils se juraient l’amitié,
Palabraient, acerbes et cyniques.
Au matin, ils vomissaient, puis se remettaient
Au travail ardent et obtus.
Puis, comme des chiens, ils rampaient hors des niches,
Regardaient flamboyer la mer.
Et devant chaque tresse de cheveux dorée
D’un air connaisseur se pâmaient.
Tout attendris, ils rêvaient de l’âge d’or,
Injuriant l’éditeur tous en chœur,
Et puis se lamentaient sur la petite fleur
Sur les petits nuages gris-perle…
C’est la vie des poètes. Lecteur et ami !
Peut-être crois-tu qu’elle est pire
Que tous tes efforts impuissants quotidiens
Dans ta mare petite-bourgeoise ?
Oh non, cher lecteur, non, aveugle critique,
Au moins, le poète possède
Et la tresse, et les nuages, et l’âge d’or —
Et pour toi, c’est inaccessible !…
Tu te satisfais de toi-même et de ta femme,
De ta Constitution étriquée.
Le poète, lui, a l’universelle beuverie,
Et foin de la Constitution !
Que je crève comme un chien sous une palissade,
Que la vie me piétine, tant pis —
J’ai foi : c’est Dieu qui m’a enfoui sous la neige,
La neige-bourrasque qui me baisait !
Alexandre BLOK – Florilège lu des 'Cantiques de la belle dame' (France Culture, 2003)
Une compilation des émissions « Poésie sur Parole », diffusée du 5 au 9 mai 2003 sur France Culture. Lecture : Christophe Brault. Référence des poèmes lus : 'Cantiques de la belle dame' (traduction : Jean-Louis Backès.