Lecteur, ne vous étonnez pas de ce plan tortueux, pas tout à fait honnête et rapidement échafaudé par le comte. Ce n'était pas un homme foncièrement mauvais. Il appartenait à cette espèce de vieillards jouisseurs pour lesquels les femmes sont tout et qui, tout en discutant interminablement et précisément de la beauté féminine, en ont, en même temps, une compréhension matérialiste des plus grossières.
- Qu’attendez-vous de moi, au juste ? demanda le comte.
- Je veux votre amour, comte, continua Kleopatra Nikolaevna, je veux que vous me permettiez de vous aimer, de vous rencontrer de temps en temps, je veux entendre votre voix. Oh ! Ne m'abandonnez pas ! s'écria-t-elle en tombant à genoux devant le comte.
Le mépris et le dépit se lisaient sur le visage de Sapega.
- Levez-vous, madame, fit-il sévèrement, ne me faites pas croire qu'à toutes vos autres qualités, il faut encore ajouter la capacité à simuler ! À quoi rime cette scène ?
- Ah ! s'écria la veuve qui perdit connaissance afin de prouver au comte la sincérité de son chagrin.
Sapega se contenta de regarder et passa dans son cabinet, décidé à n'appeler personne. Il s'assit devant un miroir qui reflétait la partie du salon où était allongée Kleopatra Nikolaevna. Il se mit à observer ce qu'elle allait entreprendre, en attendant vainement du secours.
Quelques minutes s'écoulèrent. Kleopatra Nikolaevna était étendue, les yeux fermés. Le comte commençait à penser qu'elle s'était effectivement évanouie lorsque, soudain, elle ouvrit les yeux. Elle regarda toute la pièce et constatant qu'elle y était seule, elle déplaça un peu son bras gauche sur lequel elle s'était allongée maladroitement. Elle défit le bouton du haut de son vêtement et découvrit ainsi la partie supérieure de sa généreuse poitrine. Puis elle referma les yeux et reprit son air de femme en pâmoison. Tout ce manège commençait à divertir le comte qui décida d'attendre encore ce qui allait advenir. Un quart d'heure passa et Kleopatra Nikolaevna perdit patience.
- Où suis-je ? prononça-t-elle en se soulevant comme le font les actrices de théâtre après un évanouissement, mais voyant qu'il n'y avait toujours personne dans la pièce, elle se leva promptement et s'approcha du miroir.
Alors commença ce qui se produit habituellement lorsqu'une personne seule décède. Les domestiques volèrent autant qu'ils le purent l'argent et les biens, et le reste fut mis sous scellés. Quelques voisins vinrent aux funérailles dire combien ils regrettaient le défunt. Ils lui découvrirent quelques rares vertus qu'ils avaient ignorées de son vivant et ils accablèrent le fils ingrat qui n'avait pas voulu rendre visite à son père mourant.
Elle était blonde. Eltchaninov n’avait jamais rencontré une beauté si délicate, il n’avait jamais vu un regard si doux et si tranquille dont le couvraient des yeux noisette et bordés de long cils. Elle était si élancée et si légère qu’elle lui semblait être une de ces plumes d’anges qui peuplent un monde chimérique. Et comme par un fait exprès, elle était vêtue d’une robe blanche et vaporeus" C’etait Anna Pavlovna, malade à présent, la maigre Anna Pavlovna, mais qui était heureuse alors, ignorante des petites misères quotidiennes et vivant entourée de gens qui la protégeaient et qui l’aimaient véritablement.
Aussi, il décida d'entrer à l'université, avec la ferme intention de se donner de la peine, de travailler et d'étudier, afin de devenir un érudit, à la gloire de ses contemporains et pour le bien de sa descendance. C'est l'intention qui anime presque tous les étudiants en début de première année.
- Un chagrin ? répéta Eltchaninov, je n'ai pas de chagrin, je m'ennuie !
- De quoi vous ennuyez-vous ?
- De n'avoir rien à faire.
Saveli sourit.
- C'est donc ça ! fit-il. Nous, nos mains sont devenues calleuses à force de travailler, mais il y a sur terre des gens qui s'ennuient de n'avoir rien à faire.
- Et il y en a beaucoup, renchérit Eltchaninov, la plupart des gens sont malheureux parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils ont à faire. Et je suis le premier d'entre eux, conclut-il en bâillant.
- Je pense qu'il faudrait que vous travailliez, fit remarquer Saveli.
Le vieux général lui annonça la demande en mariage du commandant de régiment Manovski. Tout d’abord, Anna Pavlovna ne comprit pas très bien ce qui l’attendait, puis elle se mit à pleurer. Elle souffrit et pria. Son père tenta de la convaincre, la supplia et y parvint enfin. Pour contenter son père, la pauvre jeune fille, telle une nouvelle Tatiana, toute dévouée, donna finalement sa main à Manovski alors qu’elle en aimait un autre. Elle se condamnait ainsi à être fidèle et totalement soumise à son mari. Et effectivement, dès les premiers jours, elle se fit docile et attentive, mais Manovski ne comprit ni n’apprécia quoique ce soit. C’était un être intelligent mais peu cultivé. Têtu et méchant de nature, il était aussi ambitieux et cupide.