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Citation de Dorian_Brumerive


Quinze jours après le départ des Anglais, Corcoran était rentré dans sa capitale. Il jouissait paisiblement avec la belle Sita des fruits de sa prudence et de son courage. Toute l'armée d'Holkar s'était empressée de le reconnaître comme souverain légitime, et les zémindars (gouverneurs de districts) obéissaient sans répugnance apparente au gendre et au successeur du dernier des Raghouides.
- Or ça, dit-il un matin au brahmine Sougriva dont il avait fait son premier ministre, ce n'est pas tout de régner; il faut encore que mon règne serve à quelque chose, car enfin les rois n'ont pas été mis sur terre uniquement pour déjeuner, dîner, souper et prendre du bon temps. Qu'en dis-tu, Sougriva ?
- Seigneur, répondit Sougriva, ce n'était pas d'abord le dessein de Brahma et de Vichnou, lorsqu'ils créèrent les rois.
- Mais d'abord, crois-tu que la royauté vienne en droite ligne de ces deux puissantes divinités ?
- Seigneur, répliqua le brahmine, rien n'est plus probable. Brahma, qui a créé tous les êtres, les lions, les chacals, les crapauds, les singes, les crocodiles, les moustiques, les vipères, les boas constrictors, les chameaux à deux bosses, la peste noire et le choléra morbus, n'a pas dû oublier les rois sur sa liste.
- Il me semble, Sougriva, que tu n'es pas trop respectueux pour cette noble et glorieuse partie de l'espèce humaine.
- Seigneur, réplique le brahmine qui éleva ses mains en forme de coupe, ne m'avez-vous pas fait promettre de dire la vérité ?
- C'est juste.
- Si vous préférez que je mente, rien n'est plus aisé.
- Non, non, il n'est pas nécessaire. Mais tu m'accorderas bien au moins que tous les rois ne sont pas aussi désagréables et aussi nuisibles que la peste et le choléra. Holkar, par exemple...
Ici, Sougriva se mit à rire en silence à la manière des Indous et montra deux rangées de dents blanches.
- Voyons, continua Corcoran, que peux-tu reprocher à celui-là ? N'est-il pas de noble race ? Sita m'assure qu'il est le propre descendant de Rama, fils de Daçaratha et le plus intrépide des hommes.
- Assurément.
- N'était-il pas brave ?
- Oui, comme le premier soldat venu.
- N'était-il pas généreux ?
- Oui, avec ceux qui le flattaient; mais la moitié de son peuple aurait crevé de faim devant la porte du palais sans qu'il fit autre chose pour ces pauvres diables que leur dire : "Dieu vous assiste !"
- Au moins, tu m'avoueras qu'il était juste.
- Oui, quand il n'avait aucun intérêt à prendre le bien d'autrui. Moi qui vous parle, je l'ai vu couper des têtes après dîner pour son plaisir et pour la digestion.
- C'étaient sans doute des têtes de coquins qui l'avaient bien mérité.
- Probablement, à moins que ce ne fussent d'honnêtes gens dont le visage lui déplaisait. Et tenez, voulez-vous connaître à fond le vieux Holkar ? Quel trésor vous a-t-il laissé en mourant ?
- Quatre-vingt millions de roupies, outre les diamants et les pierreries.
- Eh bien, de bonne foi, croyez-vous qu'un roi qui se respecte doive être si riche ?
- Peut-être était-il économe, dit Corcoran.
- Économe, vous le connaissez bien ! reprit amèrement Sougriva. Il a pendant quarante ans dépensé des milliards de roupies pour satisfaire les plus sottes fantaisies qui puissent venir à l'esprit d'un sectateur de Brahma; il bâtissait des palais par douzaines, - palais d'été, palais d'hiver, palais de toute saison; il détournait des rivières pour avoir des jets d'eau dans son parc; il achetait les plus beaux diamants de l'Inde pour en orner la poignée de son sabre, et il avait des sabres par centaines; il faisait venir des esclaves des cinq parties du monde; il nourrissait des milliers de bouffons et de parasites, et il faisait empaler quiconque avait essayé de lui dire la vérité.
- Mais enfin, où prenait-il l'argent ?
- Où il est, c'est-à-dire dans les poches des pauvres gens, et de temps en temps, il faisait couper la tête à un zémindar pour s'emparer de sa succession. C'est même la seule chose populaire qu'il ait jamais faite, car le peuple, qui hait les zémindars plus que la mort, était vengé de sa servitude par leur supplice.
- Comment ! dit Corcoran, cet Holkar que je prenais, à cause de sa barbe blanche et de son air vénérable et doux, pour un vertueux patriarche, digne contemporain de Rama et de Daçaratah, c'était le scélérat que tu dis ? À qui se fier, grand Dieu !
- À personne, réondit sentencieusement le brahmine, car il n'est pas un homme sur cent qui ne soit prêt à commettre des crimes dès qu'il aura le pouvoir absolu. On n'y arrive pas le premier jour, ni même dès le second ou le troisième, mais on glisse sur la pente, insensiblement... Connaissez-vous l'histoire du fameux Aurengzeb ?
- Probablement, mais dis toujours.
- Eh bien, c'était le quatrième fils du Grand Mogol qui régnait à Delhi. Comme il était d'une piété, d'une vertu et d'une sagesse à toute épreuve, son père l'associa de son vivant à l'empire et le nomma d'avance son successeur. Dès qu'Aurengzeb en fut là, sa piété fondit comme le plomb dans le feu, sa vertu se rouilla comme le fer dans l'eau, et sa sagesse s'enfuit comme une gazelle poursuivie par des chasseurs. Son premier acte fut d'enfermer son père dans une prison; le second, de couper la tête à ses frères; le troisième, d'empaler leurs amis et leurs partisans; puis comme son père, quoique prisonnier, le gênait encore, il l'empoisonna; et ne croyez pas que Brahma ou Vichnou l'aient jamais foudroyé ou qu'ils aient même contrarié ses desseins ! Brahma et Vichnou, qui l'attendaient sans doute ailleurs, l'ont comblé de richesses, de victoires et de prospérités de toutes espèces; il est mort à l'âge de quatre-vingt huit ans, honoré comme un Dieu, et sans avoir eu même une seule fois la colique.
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