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Alphonse de Neuville (Illustrateur)
605 pages
Bibliotheque Rose Illustree (18/05/1867)
4.5/5   2 notes
Résumé :
Edition originale en deux tomes, avec 50 vignettes illustrées par Alphonse de Neuville.
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Après les ouvrages de Jules Verne, l'un des romans pour la jeunesse les plus marquants du XIXème siècle, c'est assurément « Les Aventures Merveilleuses mais Authentiques du Capitaine Corcoran », une fantaisie exotique unique en son genre que l'on doit à Alfred Assollant, un ancien professeur d'histoire, renvoyé pour opinions républicaines sous la Monarchie de Juillet, et qui après avoir vainement tenté de s'établir aux États-Unis, revint en France en 1858 où il se lança dans la rédaction de romans pour enfants d'une franche originalité, qui firent rêver les chères têtes blondes du Second Empire, et les prépara, sans que l'auteur ou ses lecteurs s'en doutèrent, à leur vie d'adulte sous la IIIème République. Par la suite, Alfred Assollant publia des romans plus confidentiels, plutôt pour adultes, mais ne retrouva jamais la célébrité que lui valut son Corcoran.
le succès de ce roman d'aventures, publié initialement en deux tomes dans la légendaire Bibliothèque Rose des éditions Hachette, agrémenté d'une cinquantaine de gravures sur bois très audacieuses signées par Alphonse de Neuville, ne se démentit pas pendant près d'un demi-siècle. Cet ouvrage contribua d'ailleurs à sortir la Bibliothèque Rose du style exclusif de romans moraux et chrétiens, écrits par des vieilles filles ou des veuves aristocrates, dans lequel la collection menaçait de s'enliser totalement. Traduit dans de nombreux pays, « Les Aventures du Capitaine Corcoran » fut très certainement une influence majeure d'Emilio Salgari, auteur de la série des « Sandokan », à la thématique similaire.
En effet, s'opposant résolument au merveilleux scientifique, hautement pédagogique mais assez souvent réactionnaire, de Jules Verne, Alfred Assollant met un point d'honneur à signer un roman qui ne se préoccupe que d'amuser et de distraire ses jeunes lecteurs en quelque domaine que ce soit. du moins en apparence, car comme le fera plus tard Emilio Salgari, sous le couvert d'une histoire montrant un héros indépendantiste s'attaquer courageusement à l'empire colonial britannique, c'est au colonialisme dans son essence que l'auteur s'attaque, utilisant l'anglophobie, alors courante en son temps, pour dénoncer des attitudes de domination, de racisme et de corruption qui étaient tout aussi bien les travers du colonialisme français.
Oublié pendant un temps, lors des deux guerres mondiales qui coupèrent progressivement les français du XXème siècle du siècle précédent, « Les Aventures du Capitaine Corcoran » fut à nouveau reédité en 1975 par les éditions 10/18, et n'a cessé depuis d'être ponctuellement réimprimé, hélas sans les gravures originelles d'Alphonse de Neuville, autant par des éditeurs classiques que dans des collections pour enfants, et a même été adapté en bande dessinée. L'étonnante modernité de son style, l'ironie mordante de son humour, font de cet ouvrage un chef d'oeuvre intemporel et inimitable.
« Les Aventures du Capitaine Corcoran » est un roman double, dont chaque tome forme une histoire indépendante, bien que le deuxième soit la suite du premier.
le roman narre le destin exceptionnel du Capitaine Corcoran, un courageux Malouin ayant bourlingué sur les sept mers et ayant, au cours d'une aventure dans l'île de Java, sauvé une tigresse de l'attaque d'un crocodile. Domestiquée et restée fidèle à son sauveur, la tigresse est baptisée Louison et, aussi surprenant que cela paraisse, elle est véritablement l'héroïne de ce roman, bien plus que Corcoran lui-même.
Louison représente d'ailleurs une innovation notable dans la littérature mondiale, car 30 ans avant Rudyard Kypling et 60 ans avant les studios Disney, Alfred Assollant fait d'un animal sauvage un personnage anthropomorphe, qui, s'il ne parle pas, passe par toutes les émotions et les stratégies d'une intelligence humaine. Cette tigresse qui comprend les mots, les regards, qui se révèle capable de confiance, de jalousie et d'initiatives personnelles, tuant les traîtres sans état d'âme mais acceptant avec tendresse les amis et la compagne de Corcoran; bref capable de discernement et de préoccupation morale, cristallise le rêve naïf de tout enfant ressentant naturellement une attirance pour la fidélité aveugle des animaux de compagnie. Toutefois, Alfred Assollant comprenant que Louison marque un manquement au réalisme si cher à Jules Verne, décide rapidement d'orienter son roman vers une forme narrative légèrement parodique, teintée d'ironie, ce qui, en ce domaine, se révèle d'une incroyable modernité pour 1867.
L'action se déroule en 1856. le Capitaine Corcoran et Louison se rendent à l'Académie des Sciences de Lyon, où bien évidemment la présence de Louison sème la panique. Mais Corcoran, ayant un contrôle total sur sa tigresse, vient en fait seulement proposer ses services, car l'Académie des Sciences cherche un aventurier pour se rendre aux Indes afin d'en ramener un très rare manuscrit : le Gouroukaramta. Il serait caché non loin de la source du Nerbuddah (on dit plus volontiers aujourd'hui "Narmada"), l'un des sept fleuves sacrés d'Inde. A cette fin, Corcoran et Louison sont envoyés au bon soin du prince Holkar, seigneur du royaume des Mahrattes, qui dispose d'informations notables sur le manuscrit recherché.
Disons-le d'emblée : assez rapidement déniché et posté à l'Académie des sciences, ce Gouroukaramta n'est qu'un expéditif prétexte de l'auteur pour envoyer Corcoran dans les Indes britanniques, où se déroule le roman – car en 1867, il eût été impossible de publier un livre qui donnerait le mauvais rôle aux colons français de l'Inde.
Quelques mots d'histoire, cependant, pour resituer la présence française en Inde. On l'ignore la plupart du temps, mais si la plus grande partie de l'Inde fut colonisée par la couronne britannique, la France occupa entre 1668 et 1954 un regroupement de plusieurs territoires de la côte est de la péninsule indienne, principalement autour de ports où la Compagnie des Indes Orientales avait établi des "comptoirs", et gérait un fructueux trafic d'import-export. C'est d'ailleurs pour cela que deux de ces villes portuaires, Pondichery et Chandernagor (qui n'est pas un port de mer, mais un port de rivière sur le Gange) portent des noms français.
Comme en Indochine française, les colons français devaient composer avec la présence britannique sur des territoires que nous aurions volontiers voulu annexer, et même s'il y eut quelques frictions, l'entente fut généralement plus cordiale que ce qu'en rapporte la littérature coloniale de l'époque, propre à exploiter le ressort littéraire d'une rivalité belliqueuse.
Ainsi, au moment où Corcoran débarque avec Louison sur la cote ouest de l'Inde, à Bhagavapour, capitale du royaume des Mahrattes, la ville se trouve sous un protectorat anglais dirigé par le colonel Barclay, lequel veut abuser de son pouvoir pour s'emparer du royaume du prince Holkar. Il fait notamment enlever sa ravissante fille, la princesse Sita, afin de négocier l'abdication du vieux prince. Face à une telle injustice, le sang de Corcoran bouillonne !
Tout le premier tome de ce roman narre d'abord l'opération commando mise en place, avec l'aide de Louison et de quelques mahrattes dévoués, afin de délivrer Sita des griffes du commandant John Robarts, l'âme damnée du colonel Barclay, avant de décrire la bataille finale pour s'emparer de Bhagavapour, qui oppose les Anglais au Prince Holkar. Si l'habileté de Corcoran et de Louison permet aux Marhattes de remporter la victoire, Holkar est tué par un traître, mais a le temps de léguer son royaume à Corcoran, lequel en profite pour épouser la belle Sita, qui ne demandait pas mieux que d'honorer ainsi son sauveteur.
Il est important de noter que Corcoran, qui se déclare Maharadjah, ne songe à aucun instant à ajouter le royaume des Mahrattes aux possessions françaises. C'est au contraire lui qui estime devenir indien en endossant le rôle de Maharadjah. Prendre le pouvoir signifie à ses yeux rendre son indépendance et son autonomie à son peuple. Cette prise de position anticoloniale est fort insolite sous le Second Empire, particulièrement dans la littérature de jeunesse.
le second tome se déroule quatre ans plus tard, en 1860. Corcoran et Sita ont eu un adorable fils, Rama, ce qui tourmente un peu la tigresse Louison, laquelle se laisse courtiser par un cousin tigre (et il s'agit bien d'un lien familial, et non d'une parenté d'espèce). Dans un premier temps, Corcoran est furieux de ce qu'il ressent comme une traîtrise, et fait enfermer Louison, sous la bonne garde d'un éléphant d'Inde aperçu dans le premier tome, Scindiah.
Malgré ses précautions, Louison parvient tout de même à s'enfuir avec son cousin tigre, lequel risque sa vie en s'opposant à Corcoran, parti à la poursuite de sa tigresse. Les deux félins parviennent finalement à s'enfuir, laissant Corcoran totalement abattu, au point d'accueillir et de laisser librement circuler dans Bhagavapour un soi-disant scientifique allemand, le docteur Scipio Ruskaërt, lequel est en réalité un espion anglais venu identifier les différents points faibles de la résistance de la cité. Car si John Robarts a été tué, le colonel Barclay, lui, veut obstinément sa revanche et il n'aura de cesse de vouloir s'emparer de Bhagavapour.
Mais Corcoran bénéficie d'une aide inespérée : celle de son ami Yves Quaterquem, autre aventurier breton, inventeur d'une sorte de frégate/montgolfière en forme d'oiseau géant qui survole les différentes parties du monde, accompagné de sa femme Alice et de son serviteur noir Acajou. Bien que ce ne soit précisé nulle part dans le texte, tous ces personnages sont issus d'un précédent roman d'Alfred Assollant, « Les Amours de Quaterquem », publié en 1860.
le personnage d'Acajou serait peut-être le seul élément litigieux des « Aventures du Capitaine Corcoran », car il s'exprime dans un langage "petit-nègre" fort imagé que l'on peut aujourd'hui percevoir comme raciste et offensant. A l'époque, cependant, il n'en était rien, et la poésie de ce phrasé très particulier était immédiatement ressentie comme sympathique aux yeux d'un public français qui, bien souvent, n'avait jamais vu en vrai un noir d'Afrique, dont les représentations sur des gravures et des peintures pouvaient donner une image terrifiante. Par ailleurs, le personnage d'Acajou est longuement présenté comme un individu intelligent, d'une force colossale, sage et bon vivant. C'est d'ailleurs lui qui démasque l'espion anglais, tandis que ses complices sont égorgés par Louison, laquelle est de retour avec son compagnon, et un adorable bébé tigre.
Malgré sa nouvelle vie de famille, Louison n'a pas voulu abandonner son ancien maître, et obéissant à un instinct qui lui faisait pressentir un danger imminent, elle revient à temps pour faire la paix avec Corcoran. Celui-ci, très ému, réalise l'erreur qu'il a commise en reprochant à Louison ce que lui même s'était permis de faire avec Sita. Il adopte donc la famille de Louison aux côtés de la sienne et de celle de Quaterquem, baptise fort ironiquement son compagnon Garamagrif et leur bébé tigre Moustache.
Il n'y aura pas trop de ces trois familles unies pour affronter l'attaque massive des troupes anglaises du colonel Barclay. La deuxième partie de ce second tome est toute entière consacrée à une longue bataille menée à terre et dans les airs contre l'armée britannique, laquelle parviendra à enlever Sita (qui n'est décidément bonne qu'à se faire enlever), Rama et l'éléphant Scindhia. Au cours d'une ultime bataille, Louison viendra à bout du Colonel Barclay d'un coup de crocs bien placé, mais le bilan de cette victoire totale sera lourd : Garamagrif et Scindhia auront bravement péri au combat pour la libération du peuple mahratte.
Toutefois, donné lui-même pour mort pendant quelques heures, Corcoran découvre que les habitants de Bhagavapour, se croyant abandonnés, avaient déjà tenté d'adresser leur reddition aux forces anglaises. Cette lâcheté écoeure Corcoran, qui décide de renoncer à son titre de Maharadjah. Avant de quitter Bhagavapour, il initie la population aux lois de la République et leur explique le déroulement des scrutins qui leur assureront d'être toujours dirigés par un homme qu'ils auront choisi, et qu'ils pourront démettre de ses fonctions, s'il trahit ou exploite son peuple.
Puis, accompagné par Sita et son fils Rama, suivi par Louison et le petit Moustache, Corcoran s'embarque sur la frégate volante de Quaterquem, et tout ce petit monde va s'installer sur une île déserte, rachetée à des naufragés, sur laquelle Quaterquem a construit une grande maison, où vivent également la femme et les trois enfants d'Acajou. Cette île dont le nom n'est jamais donné peut cependant être identifiée assez sûrement comme l'une des îles Sandwich, bien que l'auteur lui prête un climat tropical que ces îles, majoritairement recouvertes de glace de par leur proximité avec le Pôle Sud, sont loin d'avoir. Ceci dit, c'est la seule inexactitude géographique ou scientifique que commet Alfred Assollant qui, bien que son roman soit ouvertement fantaisiste, s'est soigneusement documenté avant de l'écrire.
On reprochera peut-être à ces « Aventures du Capitaine Corcoran » une complaisance souvent cruelle pour les scènes de batailles, de meurtres, d'exécutions publiques, non sans se dire toutefois que les gamins du siècle dernier avaient le coeur bien accroché. Néanmoins, en alternant une fantaisie qui fait la part belle aux animaux "humanisés" et une intrigue progressiste et morale de guerre d'indépendance, Alfred Assollant a signé un roman passionnant et envoûtant, qui frappe par la modernité et la fluidité de son style, par son ironie goguenarde qui n'a, le plus souvent rien perdu de sa drôlerie, et enfin par ses inénarrables trouvailles narratives, qui parsèment un récit souvent linéaire de nombreuses anecdotes parallèles, et qui lui donnent une densité remarquable.
Malgré les presque 600 pages de ce récit à la fois statique et mouvementé, « Les Aventures du Capitaine Corcoran » est un roman qui se lit avec délectation, et qui peut même se relire de nombreuses fois, tant on ne peut se souvenir de tout, et tant le foisonnement de personnages et d'anecdotes se redécouvre sans lassitude, préfigurant d'ailleurs les grandes sagas en bandes dessinées qui marqueront le siècle suivant.
Unique en son genre, ce roman pamphletaire ludique et républicain, prônant la tolérance et l'indépendance des peuples sous une forme littéraire qui ne se prend pourtant jamais au sérieux, mérite qu'on lui accorde un jour une place triomphale au panthéon de la littérature mondiale.
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Il a été longtemps à la mode de croire que les animaux n'avaient qu'un vague instinct et qu'ils ne raisonnaient ni ne sentaient. Descartes l'a dit, Malebranche l'a confirmé; tous deux se sont appuyés sur le témoignage de plusieurs illustres philosophes; - ce qui prouve que les savants n'ont pas le sens commun.
Que Malebranche m'explique, si c'est possible, pourquoi le tigre venait régulièrement tous les soirs faire visite à Louison, et quel scrupule de délicatesse empêchait celle-ci de le suivre au fond des bois et de reprendre sa liberté. C'était (qui pourrait en douter ?) l'amitié de Corcoran qui la retenait à Bhagavapour. Ils se connaissaient et s'aimaient depuis si longtemps, que rien ne semblait plus pouvoir les séparer.
Ils se séparèrent pourtant.
La conversation du grand tigre et de Louison devait être très intéressante, car elle était fort animée. Corcoran, qui prêtait l'oreille et qui entendait la langue des tigres aussi bien que le japonais et le mandchou, la traduisait à peu près ainsi :
- Ô ma chère soeur aux yeux fauves, qui brillent dans la nuit sombre comme les étoiles du ciel, disait le tigre, viens à moi et quitte cet odieux séjour. Laisse là ces lambris dorés et ce palais magnifique. Souviens-toi de Java, cette belle et chère patrie, où nous avons passé ensemble notre première enfance. C'est de là que je suis venu en nageant d'île en île jusqu'à Singapore, et redemandant ma soeur à tous les tigres de l'Asie. J'ai parcouru depuis trois ans Java, Sumatra, Bornéo. J'ai fouillé toute la presqu'île de Malacca. J'ai interrogé tous ceux du Royaumle de Siam, dont le pelage est si soyeux et si lustré, tous ceux d'Ava et de Rangoun, dont la voix retentit comme un éclat de tonnerre, tous ceux de la vallée du Gange, qui règnent sur le plus beau pays de la Terre. Enfin, je te retrouve ! Viens au bord du fleuve limpide, au milieu des vertes forêts. Mon palais à moi, c'est la vallée immense, c'est la montagne qui se perd dans les nuages, le Gaurisankar, dont nul pied humain n'a foulé les neiges éternelles. Le monde entier est à nous, comme il est à toutes les crétaures qui veulent vivre librement sous les regards de Dieu. Nous chasserons ensemble le daim et la gazelle, nous étranglerons le lion orgueilleux et nous braverons le lourd éléphant, le misérable esclave de l'homme. Notre tapis sera l'herbe fraîche et parfumée de la vallée, notre toit sera la voute céleste. Viens avec moi...
En même temps, une mélodie étrange, qui avait l'apparence d'un rugissement sauvage, roulait dans son gosier en escades sonores.
Louison ne se laissa pas émouvoir. D'un coup d'oeil expressif, elle lui montra Corcoran, ce qui dans la langue des tigres, signifiait assez clairement :
- Mon cher frère à la robe tachetée, j'écoute avec palisir tes discours, mais il y a des témoins.
Les yeux du tigre se tournèrent aussitôt vers le Malouin et exprimèrent la plus terrible férocité, ce qui signifiait bien évidemment :
- N'est-ce que cet importun qui te gêne ? Sois tranquille, je vais t'en débarrasser sur le champ.
Déjà, il se ramassait pour prendre son élan et sauter sur le mur. De son côté, Corcoran s'apprêtait à le recevoir avec son révolver...
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Quinze jours après le départ des Anglais, Corcoran était rentré dans sa capitale. Il jouissait paisiblement avec la belle Sita des fruits de sa prudence et de son courage. Toute l'armée d'Holkar s'était empressée de le reconnaître comme souverain légitime, et les zémindars (gouverneurs de districts) obéissaient sans répugnance apparente au gendre et au successeur du dernier des Raghouides.
- Or ça, dit-il un matin au brahmine Sougriva dont il avait fait son premier ministre, ce n'est pas tout de régner; il faut encore que mon règne serve à quelque chose, car enfin les rois n'ont pas été mis sur terre uniquement pour déjeuner, dîner, souper et prendre du bon temps. Qu'en dis-tu, Sougriva ?
- Seigneur, répondit Sougriva, ce n'était pas d'abord le dessein de Brahma et de Vichnou, lorsqu'ils créèrent les rois.
- Mais d'abord, crois-tu que la royauté vienne en droite ligne de ces deux puissantes divinités ?
- Seigneur, répliqua le brahmine, rien n'est plus probable. Brahma, qui a créé tous les êtres, les lions, les chacals, les crapauds, les singes, les crocodiles, les moustiques, les vipères, les boas constrictors, les chameaux à deux bosses, la peste noire et le choléra morbus, n'a pas dû oublier les rois sur sa liste.
- Il me semble, Sougriva, que tu n'es pas trop respectueux pour cette noble et glorieuse partie de l'espèce humaine.
- Seigneur, réplique le brahmine qui éleva ses mains en forme de coupe, ne m'avez-vous pas fait promettre de dire la vérité ?
- C'est juste.
- Si vous préférez que je mente, rien n'est plus aisé.
- Non, non, il n'est pas nécessaire. Mais tu m'accorderas bien au moins que tous les rois ne sont pas aussi désagréables et aussi nuisibles que la peste et le choléra. Holkar, par exemple...
Ici, Sougriva se mit à rire en silence à la manière des Indous et montra deux rangées de dents blanches.
- Voyons, continua Corcoran, que peux-tu reprocher à celui-là ? N'est-il pas de noble race ? Sita m'assure qu'il est le propre descendant de Rama, fils de Daçaratha et le plus intrépide des hommes.
- Assurément.
- N'était-il pas brave ?
- Oui, comme le premier soldat venu.
- N'était-il pas généreux ?
- Oui, avec ceux qui le flattaient; mais la moitié de son peuple aurait crevé de faim devant la porte du palais sans qu'il fit autre chose pour ces pauvres diables que leur dire : "Dieu vous assiste !"
- Au moins, tu m'avoueras qu'il était juste.
- Oui, quand il n'avait aucun intérêt à prendre le bien d'autrui. Moi qui vous parle, je l'ai vu couper des têtes après dîner pour son plaisir et pour la digestion.
- C'étaient sans doute des têtes de coquins qui l'avaient bien mérité.
- Probablement, à moins que ce ne fussent d'honnêtes gens dont le visage lui déplaisait. Et tenez, voulez-vous connaître à fond le vieux Holkar ? Quel trésor vous a-t-il laissé en mourant ?
- Quatre-vingt millions de roupies, outre les diamants et les pierreries.
- Eh bien, de bonne foi, croyez-vous qu'un roi qui se respecte doive être si riche ?
- Peut-être était-il économe, dit Corcoran.
- Économe, vous le connaissez bien ! reprit amèrement Sougriva. Il a pendant quarante ans dépensé des milliards de roupies pour satisfaire les plus sottes fantaisies qui puissent venir à l'esprit d'un sectateur de Brahma; il bâtissait des palais par douzaines, - palais d'été, palais d'hiver, palais de toute saison; il détournait des rivières pour avoir des jets d'eau dans son parc; il achetait les plus beaux diamants de l'Inde pour en orner la poignée de son sabre, et il avait des sabres par centaines; il faisait venir des esclaves des cinq parties du monde; il nourrissait des milliers de bouffons et de parasites, et il faisait empaler quiconque avait essayé de lui dire la vérité.
- Mais enfin, où prenait-il l'argent ?
- Où il est, c'est-à-dire dans les poches des pauvres gens, et de temps en temps, il faisait couper la tête à un zémindar pour s'emparer de sa succession. C'est même la seule chose populaire qu'il ait jamais faite, car le peuple, qui hait les zémindars plus que la mort, était vengé de sa servitude par leur supplice.
- Comment ! dit Corcoran, cet Holkar que je prenais, à cause de sa barbe blanche et de son air vénérable et doux, pour un vertueux patriarche, digne contemporain de Rama et de Daçaratah, c'était le scélérat que tu dis ? À qui se fier, grand Dieu !
- À personne, réondit sentencieusement le brahmine, car il n'est pas un homme sur cent qui ne soit prêt à commettre des crimes dès qu'il aura le pouvoir absolu. On n'y arrive pas le premier jour, ni même dès le second ou le troisième, mais on glisse sur la pente, insensiblement... Connaissez-vous l'histoire du fameux Aurengzeb ?
- Probablement, mais dis toujours.
- Eh bien, c'était le quatrième fils du Grand Mogol qui régnait à Delhi. Comme il était d'une piété, d'une vertu et d'une sagesse à toute épreuve, son père l'associa de son vivant à l'empire et le nomma d'avance son successeur. Dès qu'Aurengzeb en fut là, sa piété fondit comme le plomb dans le feu, sa vertu se rouilla comme le fer dans l'eau, et sa sagesse s'enfuit comme une gazelle poursuivie par des chasseurs. Son premier acte fut d'enfermer son père dans une prison; le second, de couper la tête à ses frères; le troisième, d'empaler leurs amis et leurs partisans; puis comme son père, quoique prisonnier, le gênait encore, il l'empoisonna; et ne croyez pas que Brahma ou Vichnou l'aient jamais foudroyé ou qu'ils aient même contrarié ses desseins ! Brahma et Vichnou, qui l'attendaient sans doute ailleurs, l'ont comblé de richesses, de victoires et de prospérités de toutes espèces; il est mort à l'âge de quatre-vingt huit ans, honoré comme un Dieu, et sans avoir eu même une seule fois la colique.
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Si quelqu'un s'étonne que les animaux tiennent une place si honorable dans mon histoire, tandis que je néglige les marquis, les comtes, les ducs, les archiducs, les grands-ducs, dont le monde est rempli et comme encombré, j'ose dire que mes héros, bien qu'ils ne marchent pas précédés de tambours et de trompettes, ne sont pas moins intéressants que ceux qui vont parader à la tête des régiments, et que leurs passions ne sont ni moins vives, ni moins violentes.
J'irai plus loin. Scindiah, avec sa gravité, son silence, son sang-froid, son impassibilité et sa trompe immense, qui n'était au fond qu'un nez un peu trop allongé, avait une ressemblance prodigieuse avec plusieurs de ces grands et nobles personnages qui règlent le destin des royaumes. Louison, si fine, si légère, si courageuse, si dévouée à ses amis, aurait pu servir de modèle à plusieurs grandes dames, et elle avait assurément autant d'esprit et de bon sens qu'aucun être humain ou inhumain (le seul Corcoran excepté). Par sa force et son impétuosité, elle en aurait remontré à tous les généraux de cavalerie des temps anciens et modernes; et si elle avait eu la parole, elle eût commandé la charge et donné l'exemple aussi bien que Murat et Blücher.
Que me reprochez-vous donc ? Sommes-nous si sûrs d'être supérieurs à tous les autres êtres de la création, que nulle histoire ne nous plaise, excepté la nôtre ?
Oui, je préfère le tigre à l'homme. Le tigre est beau, il est fort; il n'est pas intempérant ou dissolu; il a peu d'amis, mais il les choisit avec soin et ne s'expose pas à les trahir ou à être trahi par eux; il ne flatte personne; il aime la solitude, comme tous les philosophes illustres; il a horreur de l'esclavage pour lui-même et n'a jamais réduit personne en servitude; - enfin, c'est l'une des plus nobles créatures de Dieu.
De quel homme, si ce n'est de mon lecteur, pourrait-on faire le même éloge ?
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Cependant, le Malouin n'eut pas plus tôt reconnu la tigresse qu'il sentit renaître toute sa tendresse pour cette ancienne amie. il remit son révolver à la ceinture et s'écria :
- Louison ! Ma chère Louison ! Viens dans mes bras !
Et elle y vint, car c'était bien sa place.
- Tu vas rentrer avec moi à Bhagavapour, dit Corcoran.
Cette proposition, à laquelle elle devait pourtant s'attendre, jeta Louison dans un grand embarras. Elle regarda par-dessus son épaule le grand tigre, qui considérait cette scène avec une morne tristesse.
Le pauvre garçon tremblait d'être abandonné.
Corcoran comprit le sens de ce regard.
- Et toi aussi, tu viendras, grand nigaud, dit-il... Allons, c'est décidé, n'est-ce pas ?
Mais le grand tigre demeurait immobile et morne. Alors Louison s'approcha et miaula à son oreille quelques douces paroles, dont voici probablement le sens :
- Que crains-tu, ami chéri de mon coeur ? Ne suis-je pas avec toi ?
Le tigre grogna ou plutôt rugit :
- C'est un piège ! Je reconnais ce maharadjah. C'est celui qui te gardait sous son toit pendant que je m'enrhumais dans le fossé, en te suppliant de revenir dans nos forêts. Chère Louison, crains ses discours enchanteurs...
Ici, Louison parut ébranlée.
- Tu seras libre chez moi, reprit Corcoran, libre et maîtresse comme autrefois. Laisse là ce bourru, ce rustre qui ne peut pas te comprendre ou, si tu ne veux pas renoncer à lui, emmène-le avec toi. Je le supporterai, je l'aimerai, je le civiliserai à cause de toi.
On ne sait comment aurait fini l'entretien, si l'arrivée d'un nouveau venu n'avait résolu la question. Ce nouveau venu était un jeune tigre d'une beauté admirable. Il était à peu près gros comme un chien, de taille moyenne et paraissait n'avoir pas plus de trois mois. Corcoran devina qu'il était le fils de Louison, et profita de cette découverte pour employer un argument irrésistible et décider la victoire.
Le jeune tigre s'approcha de sa mère par bonds et par sauts, regardant alternativement Louison et Corcoran. Il alla d'abord frotter son mufle contre celui de sa mère et, sans étonnement, sans sauvagerie, il fixa avec curiosité ses yeux sur ceux du maharadjah.
Celui-ci le prit dans ses bras, le caressa doucement.
- Et toi, petit, dit-il, veux-tu venir avec moi ?
Le jeune tigre consulta les yeux de sa mère, et y lisant sa tendresse pour Corcoran, rendit au Malouin ses caresses, ce qui décida du sort de toute la famille. Voyant que son fils acceptait la proposition, Louison l'accepta également, et le grand tigre ne put faire autrement que de suivre ce double exemple.
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Alfred Assollant : Les Aventures du capitaine Corcoran
Devant le château de Fénelon, en Dordogne, Olivier BARROT présente le livre "Les Aventures du capitaine Corcoran" de Alfred ASSOLLANT, réédité par Joelle LOSFELD, dans la collection Arcanes.
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