Le ciel hésite entre le gris et le blanc, ce matin. Un paysage urbain en poils pubiens de retraité. Un temps à rester chez soi. Pas de chien à vider, et encore moins de clients à voir. Des jours creux, comme il en arrive à l’occasion dans mon métier. Pourquoi suis-je sorti ?
Sur le trottoir d’en face, une poignée de voisins motivés se réchauffent en dégivrant leur pare-brise. La gym-tonique des mois de décembre. Des intellectuels ont pensé à mettre un carton hier au soir, ils sont encore au chaud. Doudoune de ski et survêtement, l’uniforme transitoire entre le pyjama et le costard. J’avoue qu’il pince. Une pogne en poche et l’autre dans une raclette fourrée synthétique ils grattent, un ballet saccadé de Capitaines Crochet. Pas moi. La raclette, je la préfère au coin du feu ou dans un restaurant décoré lambris et vieux skis en bois. Le soleil peine à se lever, encore plus à percer au travers du plafond nuageux. Dans les squares, les pelouses et les déjections canines sont recouvertes de sucre glace. Un réchauffement climatique local, le vert reprenant ses droits au fur et à mesure du recul de l’ombre des immeubles.
Dégoulinante de flotte comme elle l’est, elle ressemble à un ange déchu. Sa coiffure ruisselle dans son cou et sur ses yeux, s’éparpillant en mèches brillantes d’humidité. Les plafonniers du bistrot se reflètent dans le plastique anthracite de son imperméable, tandis que deux talons, fins comme des lames, viennent résonner sur les dalles alors qu’elle s’approche du comptoir. Une danseuse flottant au-dessus du sol, montée sur coussins d’air. La finesse de ses chevilles est soulignée par la couture noire de bas disparaissant trop vite sous son manteau. Une invite muette à en suivre les rails. Le temps semble s’être arrêté. Les aiguilles de l’horloge prennent une pause, n’osant plus pivoter. Dans mon verre, l’alcool ne tourne plus. Rayant les dalles de ses compas, elle balaye du regard l’assemblée, avant d’aller s’échouer sur le comptoir.
Je sors un clope tordu de ma poche et l’allume. Une façon de pisser à la face du destin, le risque calculé d’en manger une s’il en reste encore de vivants dans le secteur. La lueur d’une flamme attire les balles, comme un popotin de blonde, les moustiques. La première bouffée inhalée me monte directement au cerveau. Mon battant pique un sprint, des fourmis galopent sous ma peau. Bref vertige. Bordel, que c’est bon ! Une fumée chaude, chargée de nicotine, se baladant à l’intérieur de mes joues, tentant de s’échapper par les ouvertures. Les muscles du côté droit de mon visage ne réagissent plus, anesthésiés, et ma paupière clignote de façon machinale. Mes yeux me démangent, je me retiens de les frotter. Le long de mes pommettes, des larmes de crocodile ; un binoclard, un jour de grand vent.
— Ils se nomment les... les “Black Vipers”. Auparavant, ils étaient les “Black Hot Vipers”, mais ils ont changé lorsque l’intellectuel de la bande s’est aperçu que les initiales faisaient fortement penser à une chaîne de magasins de bricolage. Voilà des années que l’on s’échine à les coincer, mais...
— Ils sont spécialisés dans quoi ?
— Vous seriez plus inspiré de me demander dans quoi ils ne trempent pas ! Prostitution, racket, recel de marchandises volées, vente de drogues... Il n’y a que le bonneteau, le mille-bornes et l’hypoglouton qu’ils n’ont pas essayés. Et encore, je ne peux vous garantir que mes fiches soient à jour.
Adossé contre l’angle du mur, curieux, je suis des yeux le vol du missel sol-sol. La donzelle n’est pas venue seule, elle rejoint deux copines de la même congrégation et d’une moyenne d’âge de cimetière. Je la regarde tracer vers elles, sandales en action, sa paluche droite brandissant l’étui à havanes. De joie, les deux autres hirondelles tapent dans leurs mains, sautillant sur place aussi haut que leur permettent leurs cuisses de grenouilles de bénitier. Je m’engouffre à mon tour dans la rue, m’approchant d’une démarche innocente. Il est certaines questions existentielles qui se doivent de recevoir une réponse.