Quand je reviens chercher mon sac, elle me montre les trois compartiments qu'elle a rajoutés, chacun de taille différente, et auquel on peut accéder en tirant lacets et rabats dans un ordre précis.
- C'est magique, dis-je.
- Juste de la technologie moldue, répond-elle.
À l’abri dans une petite maison de bois, pas très loin de la mer, j’entreprends de retirer mes déguisements, couche après couche, tel un oignon. Je dépose à mes pieds ma témérité, mon culot, et ma force. J’apprends à dire « je ne sais pas ». Je découvre que devenir « réelle » n’est pas aussi simple que de quitter le parking de Langley. Il ne s’agit plus seulement de gérer les mensonges des espions. Ici, tous les gens mentent, que ce soit sur les réseaux sociaux comme à leur amoureux, ou à leur patron. Au début, je suis perdue. Pourquoi mentent-ils alors qu’ils n’y sont pas obligés ? Où est l’enjeu ?
Pendant quelques secondes, j’écoute le pianotage de ses doigts sur les touches.
- D’accord, réponds-je finalement. Mais, en attendant, il faut cesser toutes ces détentions illégales.
Maintenant, j’ai toute son attention.
- Vous plaisantez ?
- Nous kidnappons des gens au hasard, des innocents qui…
- Allez raconter ça au Congrès, jeune fille, m’interrompt-elle. S’il vient un nouveau 11 septembre, je préfère dire qu’on a arrêté cent barbus innocents plutôt que d’avoir relâché un seul putain de terroriste !
- Je crois que c’est l’inverse.
- Quoi ?
- La citation. C’est de Benjamin Franklin et c’est l’inverse : je préfère libérer cent coupables plutôt que de faire souffrir un seul innocent.
Elle me fusille du regard.
- Rappelez-vous ce proverbe chinois : " Le seul moyen de se débarrasser d'un ennemi, c'est de s'en faire un ami."
- Ou de l'occire, réplique Neil.
- Non, ça ne fait que produire de nouveaux terroristes qui voudront venger sa mort, intervient Pete.
Nous sommes pleins de certitudes quand on connaît la liberté, et qu'on peut la respirer à pleins poumons, mais c'est une autre affaire ici, dans cette atmosphère suffocante. Comment être sûr qu'on aurait tous pris les armes ?
Dans les films, un Glock est le meilleur ami d’un espion. Dans la vraie vie, ce sont ces humbles fiches avec, au recto, des lignes pour écrire droit et rien au verso, une surface vierge pour y dessiner des croquis, des plans, des schémas. Ces rectangles cartonnés de 7,5 par 12,5 cm, noircis d’informations sont notre raison de vivre. Combien d’agents en opérations ont été tués ou sont morts pour ces quelques mots griffonnés sur des cartes semblables depuis le début de l’OSS. Ces mots ont sauvé tant de vies, évité tant de désastres nucléaires, tant de massacres de Pyongyang à La Havane.
Pendant trois mois, nous sommes heureuses. Puis, la veille de Noël, ma mère me fait asseoir pour m'annoncer que Laura est décédée. Elle a péri dans l'avion qui la ramenait chez elle, avec toute sa famille, ils sont tous morts, de la grand-mère à son petit frère encore bébé, sur le vol de la Pan Am que des terroristes libyens ont fait exploser au-dessus de Lockerbie en Ecosse. J'ai huit ans.
" Planter un jardin, c'est croire en demain."
Peu à peu, je ne suis plus une éponge qui s'imprègne des horreurs du monde jusqu'à s'y noyer. Je commence à me voir comme une sorte de convertisseur, une pompe à douleur, qui transforme la souffrance en action.
Le terrorisme est un jeu psychologique fondé sur l'aggravation du danger. Ce n'est pas la dernière attaque qui fait peur aux gens. Mais la prochaine.