De toute évidence, mon interlocuteur n'avait pas pris garde à la bibine du bistro du pendu. Bien qu'immonde, cet obscur breuvage remplissait parfaitement le rôle qu'on lui demandait d'accomplir, à savoir, faire oublier aux hommes leurs malheurs et, accessoirement, les rendre plus stupides qu'ils ne l'étaient déjà.
- Nous vivons dans un monde d'hommes, Stella. Ils font ce qu'ils veulent de nous, se jouent de nos sentiments comme de nos existences. Et nous, femmes, avons peu d'armes pour lutter contre ce désir de puissance ou de vengeance. La beauté et l'intelligence ne suffisent pas. Le temps des femmes n'est pas encore venu...
J'étais sidérée d'entendre les paroles prononcées par cette pimbêche. Était-ce parce que nous étions seules dans ce mausolée qu'elle ne se sentait plus obligée de jouer son personnage de débauchée de bas étage ? Je songeais que, finalement, Céleste, tout comme les autres, avait rempli le rôle que la ville lui avait donné depuis de nombreuses années.
Et surtout, il y a les Anglais, ces gens au respect et à la retenue si extraordinaires. Jamais Anglais n'ira fouiller dans les affaires d'autrui. Autre intérêt, les Britanniques ont, pour leur grande majorité, oublié les anciennes traditions païennes. Ils se sont convertis au christianisme et mettent la raison et la logique sur un piédestal. Même si une apparition magique ou démoniaque venait jouer de la clarinette devant eux, ils y trouveraient une explication scientifique cohérente et retourneraient bien vite à leur petite vie tranquille.
Certes, certains vampires transforment leur amant en immortel pour pouvoir poursuivre leur relation au sein du royaume des ténèbres. Mais les choses ne sont plus jamais les mêmes. Car, comment un homme pourrait-il accepter d'être dominé jusqu'aux tréfonds de son âme par l'être qu'il aimait jadis. Comment pourrait-il accepter de ne plus jamais pouvoir ressentir la moindre once de liberté ? Et comment continuer à aimer aussi passionnément, aussi déraisonnablement la personne qui l'a arraché aux ailes des anges ? C'est impossible. Car le lien qui unit disciple et maître est trop fort, trop bestial et trop dominateur pour laisser la moindre place à un quelconque sentiment de passion.
Même immortel, un homme ne comprendra jamais une femme.
- On prétend que les corbeaux de la Tour ne s'éloignent jamais de la prison. Les gardiens leur coupent les grandes plumes des ailes pour être certains qu'ils ne soient pas tentés de déloger.
- D'où la légendaire hospitalité britannique certainement...
- Les vampires peuvent-ils se nourrir de l'énergie d'autres immortels, juste en se tenant dans le même lieu qu'eux, demanda Corwin, les paupières closes près de mes doigts.
- Oui... s'ils sont puissants. Les vampires jeunes aspirent l'énergie, la conscience, l'essence vitale, par le biais du sang. Les vampires plus âgés développent des capacités différentes, plus pratiques, et sont capables de se nourrir à distance mais...
- Mais ?
- Mais cela aurait été extrêmement impoli de la part de Surach de s'abreuver de notre énergie sur le territoire d'un autre Prince que le sien.
Son visage s'était éclairé de son joli sourire triomphant. Quand toutes les pièces du puzzle s'agençaient, son humeur était toujours au beau fixe. Pour ma part, je n'éprouvais nulle sérénité face à cette affaire.
(pensées de Stella par rapport à son amie vampire Eva).
- (…) Le vampire en toi a refait surface avec tous ses instincts primitifs de chasseur : la faim, l'excitation de la traque, l'extase de dominer sa victime...
- Je... je suis pire qu'un animal... Je me dégoûte !
Il plaqua ses mains contre ses yeux, sa bouche avait un profond rictus d'écœurement. Tôt ou tard, il devrait comprendre cette réalité et l'accepter. Les êtres de la nuit sont des prédateurs munis de capacités surhumaines, obéissant aux lois de la nature, de la chasse, de la survie. Cette bête fait partie de lui, comme de nous tous. Elle nous permet de survivre.
J'ai ma petite théorie sur la provenance du pouvoir des vampires. Nous nous nourrissons autant de fluide vital que de chaleur humaine. Comme pour les incubes et les succubes des légendes, notre force provient à la fois du sexe et du sang. Nous ôtons et prélevons la vie des autres pour survivre et prolonger nos existences.