Par goût du manque, il avait passé sa vie à arrêter : l'ivresse des apéritifs, l'exaltation de la cigarette, la consommation du sucre puis celle du gras, et la douce adrénaline des disputes. Comme tous les grands sceptiques, il aimait les débuts et les fins d'histoire, les naissances et les effondrements. Il se nourrissait aux comptoirs des bars, se lavait au hammam, marchait dès l'aube vers les parcs pour surveiller ses Koï, lire et fumer un cigare les soirs de beau temps. Il vivait dehors avec ce que les Japonais appellent le hinkaku, la prestance des carpes. Cette façon d'évoluer avec grâce entre deux eaux, d'envahir l'espace de sa présence douce et altière. Il se réchauffait au coin de la ville dans le crépitement des évènements.
Les murs étaient vides. Ne pas avoir d'objets était chic, surtout si on vivait de la production d'objets.
On pouvait commencer un monde avec une flaque d’eau et du soleil. Oui, elle pouvait tout recommencer. p. 150
Complexé par la parole, il enviait les comédiens, les orateurs, les volubiles, les bavards ; cette communauté de l'oral à laquelle il prêtait tous les talents d'improvisation.
Ernesto bombardait le jeune homme de questions, tandis que le père de Louise s'était résolu à l'ignorance, laissant la végétation, l'architecture, les corps et les voix se fondre dans une même masse impénétrable, habitée par une magie qu'il avait peur de rompre en posant des questions d'anthropologue ou de comptable. Ne pas comprendre, c'était conserver la beauté alchimique de cette nature recomposée pour l'œil.
Monument. Historique. Les deux mots cousus ensemble scellaient une promesse d'éternité. Cette cathédrale ne pouvait partir en fumée comme un immeuble de quartier. Louise leva les yeux sur la salle de bal atone. Américains, Italiens, Danois, ils étaient tous venus, viendraient, reviendraient ou rêvaient de venir dans cette ville dont les Parisiens avaient la garde. Paris n'était pas un assemblage de rues, de bâtiments, de monuments et de quartiers, mais une héroïne de roman, dont on ne pouvait toucher un cheveu sans mettre le monde à son chevet.
À dix-sept ans, pour son premier jour au Wepler, Fabrice avait ouvert des centaines d'huîtres sans réfléchir, comme il l'avait toujours fait à Arcachon avec ses parents. Alors qu'il glissait sa lame dans une coquille serrée, sectionnaitt le pied et mettait un nouveau mollusque à nu, une perle irrégulière s'offrit à quelques millimètres de son pouce. Une offrande comme Paris en dispense à quelques nouveaux venus dont elle veut garder les faveurs.
Pourquoi l'attente était-elle un supplice ? L'impatience c'était refuser le temps des autres, ne pas accepter l'autre ; de la pure misanthropie.
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[...] il n'habitait pas à Paris, il habitait Paris.
Une bonne vingtaine d'années séparaient le seizième arrondissement du reste de la ville. La nouveauté avait beau trépigner à quelques stations de métro, les habitant, les rues et les commerces affichaient tout sourires leur désétude, filtrant l'air du temps avec un flegme économe et un sens inné des valeurs sûres.