Le mur, uvres de la collection Antoine de Galbert.
Il y a chez Ceija Stojka une très grande liberté formelle qui vient justement du fait qu'elle est autodidacte. Si elle travaille autant à la main qu'au pinceau, usant des outils sans se préoccuper des règles en usage dans l'économie de la peinture, c'est parce que, chez elle, l'expression prime sur le métier. C'est avec ses mains qu'elle peint certains de ses paysages ou de ses corps fantomatiques. C'est pour donner vie à une image intérieure qu'elle recourt à un outil, et non pour être conforme à un canon de la représentation. C'est aussi ce qui l'amène à ne pas craindre de mélanger images et textes. (...) ( le texte) est l'équivalent graphique de complaintes et de cris c'est pourquoi il est présent essentiellement dans ses scènes concentrationnaires ; particulièrement dans ses dessins, mais quasi absents dans les tableaux évoquant l'avant ou l'après du désastre.
Il faut que tu imagines, on était un peuple qu'on a toujours et toujours considéré comme les méchants. Les migrants, les Tsiganes, qui volent, qui mentent, qui puent, ce sont des sorcières qui jettent des sorts, et je ne sais quoi d'autre encore qu'on a dit sur nous. Mais en réalité, il y avait chez nous une vie de famille où un rien suffisait au bonheur de chacun (p. 168).
Est-ce la crainte viscérale qu'on oublie, et la peur "qu'Auschwitz dorme seulement" comme elle le dit lors d'interviews pour en exorciser la menace?
Est-ce enfin la rencontre et la relation d'amitié qu'elle entretient avec cette gadji, la cinéaste Karin Berger, qu'on peut considérer comme le catalyseur de son oeuvre et celle par qui elle a été révélée?
Animée comme Germains Tillion, par la conscience impérieuse de témoigner, Ceija Stojka en appelle à sa vie de nomade, heureuse et enfantine, puis aux souffrances et au désastre qui l'ont suivie. Elle en convoque la mémoire, l'écrit, la chante, la dessine et la peint sur du car ton ou sur des toiles. A l'âge de cinquante-cinq ans son grand lac artificiel de silence se met à déborder.
Deborah Neff : ..quand on replie le visage noir par-dessus la tête, on découvre les yeux vides de la tête blanche. C'est surprenant, on reste un moment sous le choc. D'ailleurs le visage est délibérément cousu pour pouvoir être replié ; il ne s'agit pas ici d'un fil qui se serait décousu ou quelque chose de ce genre. Il doit avoir été conçu pour servir de masque -et le masque, aux États-Unis est fortement associé au Ku Klux Klan. Je ne sais qu'en penser , si ce n'est que j'y vois une poupée noire exprimant une certaine menace blanche. Je n'ai jamais rien trouvé qui ressemble à cette poupée. Différents experts que j'ai consultés non plus.
Et si la réticence des membres des communautés tsiganes devant les commémorations traduisait le refus d'entrer dans la vision des bourreaux?
Ne pas faire de la "solution finale " un événement fondateur.
(Ces poupées noires) sont silencieuses, au sens propre comme au sens figuré; elles refusent de répondre aux questions concernant leur provenance, l'identité raciale ou les intentions de leurs créateurs et de leurs utilisateurs. Les poupées de cette exposition sont complexes, mystérieuses, évocatrices, provocantes, belles. Elles ne sont jamais simples.
Nous savons qu'avant la guerre de Sécession, par exemple, les poupées noires étaient vendues à des foires anti-esclavagistes pour récolter des fonds en faveur d'activités abolitionnistes. Lors d'une de ces foires, qui s'est tenue à Salem dans le Massachusetts en 1841, on a vendu des poupées fabriquées par des enfants africains-américains affranchis, et la chose était assez inhabituelle pour être notée.