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Critiques de Antoine de Galbert (4)
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Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle

Ceija Stojka est une Rom autrichienne née en 1933. Elle a été déportée, à dix ans,  après la mort de son père à Dachau-  avec sa mère, ses frères et ses soeurs dans trois camps de concentration successifs:  Auschwitz,  Ravensbrück  et Bergen-Belsen.



Miraculeusement échappée à l'enfer , avec sa mère, elle retrouvera une partie de sa fratrie et reprendra sa vie de rom, vendant des tapis sur les marchés. 



Elle rencontre  en 1986, Karin Berger,  chercheuse et documentariste autrichienne qui rassemble difficilement des témoignages de Roms pour un livre sur les femmes en camp de concentration. Les Roms en effet se refusent à tout témoignage sur le Samudaripen- le génocide des Roms- 90% d'entre eux ont disparu , en Autriche. Leur fierté et leur volonté impérieuse  de se tourner vers la vie semble les murer dans un silence digne et douloureux.



Ceija sera la première à briser ce silence.



Elle a 55 ans, n'a jamais écrit ni dessiné.  Pure autodidacte, elle se lance pourtant dans un témoignage -fleuve écrit, peint, dit et chanté.



Sur son poignet gauche,  le matricule indélébile Z 6399 lui rappelle qu'elle n'a pas rêvé et qu'elle est vivante.



 Avec les mains, les doigts, des couteaux, des pinceaux, de l'acrylique, de l'encre, du sable, des mots,  sur des toiles, des cartons, des papiers, des photos, elle peint comme on parle, elle dessine comme on raconte. Avec son coeur, ses tripes, avec toute son âme sensible et vibrante de tsigane. 



Autant le dire tout de suite: ce témoignage est un vrai coup de poing.

On entre, dès les premières toiles, on est happé, sidéré.

On en sort lessivé,  bouleversé. Sans mots.



 Un art brut, oui, expressionniste, sans doute, on pense à Munsch,  à  Ensor, pour la force éruptive de l' expression, la crudité  de la couleur, le jaillissement du cri. On pense à  Zoran Music, bien sûr,  à  Félix Nussbaum, aussi, pour le sujet. A Kiefer pour la matière mêlée aux mots.



Mais Ceija,  elle, ne les connaît pas. Elle sait seulement que tout ça doit sortir, qu'il le faut.



Et c'est sa vie d'avant- "Quand nous roulions"- et sa vie d'après, qu'elle peint dans le desordre -l'exposition reclasse, recadre tout ce chaos-  et, entre l'avant et l'après ce sont  la traque, la prise, les camps de la mort, comme les cercles de l'enfer,  qu'elle nous jette au visage comme elle les extirpe de sa mémoire de petite fille terrifiée : sans ménagement.



 La peinture de Ceija sort d'elle comme une lave, comme un lac qui brusquement dégèle.



Quelle immense artiste, sans le savoir!



Des cadrages étonnants, une symbolique instinctive, des peintures d'un primitivisme à  la fois innocent et instinctivement savant, mais aussi des toiles presque abstraites où l'expérience est comme quintessenciée -" z6399",  "zyklon B" , et les trois étonnants  et superbes tableaux de la traque dans les buissons du Parc du Congrès de Vienne où,  apres l'arrestation de son mari, Sidi, la maman, se cache avec ses six enfants: 7 paires d'yeux noirs terrorisés derrière un entrelacs de broussailles..



C'est aussi, étonnamment,  un hymne à la vie, un chant d'amour à sa mère, que la petite Ceija n'a jamais quittée jusqu'aux seuil de l'enfer -elles auront la "chance" d'être envoyées ensemble à Ravensbrück, quelques jours avant la liquidation du camp tsigane d' Auschwitz ...



J'aurais voulu y revenir plusieurs fois, pour puiser dans cette peinture tout l'élan vital et le courage qu'elle distribue aussi généreusement qu'elle a mis d'energie à aborder l'horreur. Mais l'exposition est close  , et bientôt le musée de la Maison rouge lui-même fermera ses portes.



Je resterai longtemps hantée par l'univers de cette vieille dame qui a su garder intact son coeur de petite fille pour jeter sur la page la plus cruelle de notre histoire ce regard singulier, authentique, décapant et si profondément humain.

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Black dolls la collection Deborah Neff

Il est trop tard aujourd'hui pour vous envoyer dare-dare au Musée de Maison rouge, près de la Bastille.. les deux magnifiques expos qui s'y tiennent s'achèvent, et bientôt c'est le musée lui-même qui fermera ses portes, en octobre 2018.



Restent, comme toujours, les livres...



Ce catalogue est à l'image de l'expo: très visuel, peu de texte car la petite cohorte silencieuse de ces poupées noires africaines-américaines se dresse entre ses pages comme dans la scénographie étonnante de l'expo: côte à côte, sur leurs petits socles, dans la pénombre éclairée, elles nous adressent nombre de questions, d'interpellations, d'émotions du plus profond de leur mystérieuse présence..



Ont-elles remplacé, auprès des petites filles blanches qu'elles étaient chargées d' élever, tous ces bébés noirs que leurs mères, esclaves, mettaient au monde pour les voir le plus souvent vendus sur les marchés du Sud esclavagiste?



Ont-elles représenté, dans les bras des petits enfants noirs, la maman, le papa, le frère, la soeur qu'on leur avait arrachés?



Ont-elles été, pour les enfants des planteurs blancs, eux qui allaient devenir des maîtres et des prédateurs à leur tour- un message muet, un appel à la pitié, un rappel de la tendresse que leur avaient prodiguée ces femmes noires qui les avaient élevés?



Certaines poupées sont presque des portraits: grandes jupes à carreaux, étoffe grossière, larmes cousues au petit point sur des visages désolés ..toute la souffrance et la misère dans une poupée de chiffon...



D'autres sont comme des projections d'une classe et d'une race sur l'autre: grande bourgeoise noire avec collet montant et robe corsetée, black mister très élégant en costume à gilet...des rêves de notabilité, de confort, à la façon des patrons blancs?



Des photographies de l'époque -archives "blanches" le plus souvent - nous montrent des enfants blancs, parfois dans les bras de leur nounou noire, serrant contre leur coeur un poupon noir...et des petites filles noires , tout endimanchées pour la photo, exhibant fièrement une blonde aux yeux bleus, en celluloid ou en porcelaine!



Des poupées "topsy-turvies" noires d'un côté , blanches de l'autre, selon la partie du corps que l'on choisit de cacher sous le vêtement en le retournant, ajoutent à notre perplexité .. Une des hypothèses est qu'elles auraient pu être conçues pour expliquer le métissage aux enfants nés d'union mixtes ou, pire - et plus fréquemment- du viol.



"Avec qui jouons-nous lorsque nous jouons, vivons avec une poupée d'une autre race?' se demandait la critique et journaliste Margo Jefferson.



Les poupées, les photos et le très beau film " Like dolls I'll rise", réalisé par Nora Philippe et présenté au sous-sol de cette exposition, ne donnent aucune réponse.



Rien que des hypothèses.



Troublantes...

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Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle

Cet ouvrage qui fait figure de catalogue à l'exposition dédiée pour la première fois en France en 2017-2018 à l'artiste rom autrichienne Ceija Stojka est d'une grande richesse pour approcher sa vie et son œuvre, picturale surtout.



Un article nous présente d'abord l'histoire des Roms d'Autriche de l'entre deux guerres aux années 2000, faisant état des discriminations violentes allant jusqu'à des lois iniques et inhumaines pour le résultat concentrationnaire et génocidaire que l'on connaît. "En Autriche, la population rom et sinti a été annihilée à 90%, et à une ou deux exceptions près, les cent-vingt villages roms ont tous été détruits" (p.23).



L'article de Philippe Cyroulnik, critique d'art, évoque les parcours personnel et artistique de Ceija Stojka. En spécialiste, il compare son oeuvre avec celle d'autres artistes abordant les mêmes thèmes - mieux vaut être connaisseur ou adepte de la recherche internet pour s'y retrouver. Mais il énonce ensuite de façon très claire et éclairante les grands principes de la peinture de l'artiste, renvoyant pour exemple à quelques uns des tableaux présentés par la suite : sa peinture n'a pas de vocation réaliste ni documentaire, il s'agit de remémorations. "C'est pour donner vie à une image intérieure qu'elle recourt à un outil, et non pour être conforme à un canon de la représentation" (p.38-39).



Elle peint des images qu'elle a par ailleurs fait surgir à l'écrit, à travers ses souvenirs ou ses poèmes. De fait, régulièrement, les peintures sont accompagnées d'extraits de ces écrits, leur faisant écho, les explicitant ou les contextualisant ; et pour avoir lu "Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen" et le recueil "Auschwitz est mon manteau et autres chants tsiganes", j'ai effectivement trouvé le tout très complémentaire.



Elle utilise aussi bien le noir et blanc (surtout pour les scènes d'arrestation, de camp et de mort) que la couleur (avec une variété fantastique, souvent beaucoup de vivacité et un regard subtilement précis pour ce qui est de la nature, du ciel notamment - ce qui peut sembler détoner de ses figures humaines qui peuvent paraître schématiques, grossières ou enfantines mais qui sont tout à fait dans la veine de l'expressionnisme et d'une grande puissance émotionnelle et/ou sémantique).



Une centaine d'oeuvres est reproduite et présentée en quatre grandes étapes : "le temps perdu d'avant le désastre", "la traque et l'enfermement", "les stations de l'enfer" (les différents camps qu'elle a connus), "libération et retour au monde".

L'ouvrage se termine sur une biographie par date illustrée de photographies.



Ce que je retiendrai :

Un sens inné du cadre et de la mise en scène ;

Les trois tableaux représentant le refuge trouvé dans la végétation lors des traques : des branches qui saturent l'espace du tableau et des paires d'yeux, parfois des corps, qu'on devine, enfouis effarés derrière ce rideau protecteur ;

Certains tableaux au cadrage "à hauteur d'enfant", évoquant clairement des images vues par elle à l'époque (elle est entrée pour la première fois dans un camp à 9- 10 ans et en est sortie à 12 ans ;

Quelques tableaux sur la période à Bergen-Belsen pages 154-155 (série la plus sombre et la plus intense selon moi, la mort rôdant partout) : peinture d'un noir intense, qui étouffe le blanc, complètement abstraite, mais d'une puissance évocatrice qui tord les tripes, comme l'indiquent leurs titres : "Le dénouement, la souffrance, je les sens encore. 19-01-2003. Les cadavres près de nous les vivants", "Mort", "Direction le crématorium" ;

La particularité de sa signature, expliquée par Philippe Cyroulnik : son nom est systématiquement accompagné d'une branche d'arbre - qui selon elle, lui a permis de survivre à Bergen-Belsen car elle s'en est nourrie (elle le raconte dans "Je rêve que je vis ?"). Mais cela va au-delà d'un simple signe, simple trait, la plupart du temps, cette branche est très travaillée, stylisée et complètement intégrée au tableau. Je trouve que c'est un puissant témoignage de la permanence du souvenir, du traumatisme et en même temps de l'espoir et de la renaissance. J'imagine le flot d'émotions qui a pu la traverser à chaque fois qu'elle a peint minutieusement cette branche.



Un ouvrage passionnant et bouleversant, tant pour l'histoire humaine que pour l'histoire personnelle, tant pour le témoignage par les oeuvres que pour les qualités artistiques.



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Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle

Naïve et poignante, solaire et témoin de l'enfer, une oeuvre extraordinaire. Les tableaux de Ceija Stojka (comme sa poésie) serrent le coeur et éblouissent les yeux, l'espace autour et "l'espace du dedans." Magnifique ouvrage.
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