Je me lève, je le laisse régler. Je l’embrasse sur le front, il a le menton dans mes nichons. Je ne sais pas s’il a compris que c’est leur faute, mais finalement, je l’espère. Comment aurai-je pu lui dire ?
Pour que tu comprennes, je t’embrasse, je colle mes lèvres dans le creux de mes paumes, je baise ce que je peux baiser depuis mon propre visage. Mes bras, mes genoux, j’y verse des larmes, tu m’as tant manqué, tu sais. Je t’en voulais de trop de choses, de ressembler à ma mère, à ce père que je ne connais pas, je t’en voulais de brûler pour un homme qui m’a détruite, je t’en voulais de changer et de grandir, de te distendre et de grossir, je t’en voulais pour ce que tu étais et tout ce que tu n’étais pas ; je t’aurais voulu comme les autres te désiraient, alors que tu n’es rien d’autre que mon plus grand amour, au fond, plus que ça. L’outil de mes amours. Que serais-je, sans toi ?
J’attrape mes seins en cessant de danser, je les presse comme on enserre un ami qui revient de la guerre, pour lui dire sans un mot « merci d’être revenu sain et sauf, merci mon Dieu » quand les paroles nous manquent. Il n’y a plus que toi et moi, et je prends enfin conscience qu’en t’aimant, je m’aime aussi.
Je découvre soudain l’évidence que mon corps et moi ne faisons qu’un, nous ne sommes pas adversaires, il n’y a pas de fusil, pas de bataille, plus de blessés.
Se serrer la main, enfin.
Je finissais par penser que c’était la première fois qu’il annonçait une maladie grave à quelqu’un. Ou alors il était comme ça dans la vraie vie aussi : il planait. Moi qui ai toujours cru que les médecins étaient des monstres, celui-là me paraissait plutôt inoffensif.
— Interne, en fait. Je n’ai pas encore écrit ma thèse.
— Médecin stagiaire, alors ?
Il m’avait souri.
— C’est à peu près ça.
— Donc vous ne saurez pas comment réagir si je m’en vais maintenant et vous n’essaierez pas de me retenir pour me convaincre de me soigner. C’est très bien, ça.
Interloqué, il m’avait regardée quitter ma chaise derrière ses lunettes de la même couleur que ses yeux. Très beaux, d’ailleurs. Mais pas assez pour me clouer sur place. Un petit geste d’une main, mes cliques et mes claques dans l’autre, et me voilà dans la rue.
Un peu sonnée. Un peu éblouie par la lumière du jour après les couloirs aseptisés. C’est fou comme on a l’impression de laisser ses problèmes derrière soi quand on quitte un hôpital.
Je ne t’ai pas revue tout de suite, mais je n’ai pas regretté de ne pas être venu te parler. C’était un bon prétexte. Je me disais c’est le destin, elle n’était pas pour moi, et ça me rassurait. J’ai toujours été un peu lâche, et c’est encore plus vrai avec toi. Du coup, quand le destin m’a rattrapé pour me dire qu’il était temps qu’on se rencontre, je crois avoir fait un peu la gueule. En fait, tu me faisais peur.
C’était il y a plus de trente ans et pourtant, je m’en souviens si bien que ça pourrait dater d’hier. Je me souviens avec délice de ces moments d’angoisse où je ne savais pas ce que tu voulais, ce que tu attendais de moi. Ce sont les meilleurs moments, avant que tout commence. Tu ne sais pas, tu imagines. La réalité est toujours moins belle que tous tes rêves, même si cette fois, elle les valait presque.
La vie est compliquée pour beaucoup de monde, mais pas pour lui. À la crèche, quand on lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard, il répondait des Lego. En maternelle, il voulait être voleur ; pas pour cambrioler, pour s’envoler dans les airs. Ensuite, il a compris pourquoi la maîtresse le mettait au coin, alors il a changé d’avis. En primaire, il voulait devenir gardien de phare. Il détestait l’école, les gens, la foule. Si on peut dire que notre école de campagne était une « foule ». Mais je ne doute pas que, pour lui, c’était bien le cas.
Au collège, il s’est rendu compte que ce n’était pas un métier d’avenir, et qu’en plus il faudrait probablement être deux dans le même phare.
Au début du lycée, la seule chose qu’il voulait, c’était qu’on lui foute la paix. Depuis, il est marin.