Bernadette Potier

— Regardez ça ! Je viens de retrouver une bouteille de champagne vide et un reste de sandwich coincés entre les roseaux. Avec la vase qui les recouvre, je ne sais pas si je pourrai détecter des traces d’ADN.
Les regards se croisent, explicitement remplis de dégoût : quelqu’un aurait assisté à l’agonie de ce pauvre homme en mangeant et en buvant du champagne !
— Eh bien, cette enquête commence de façon originale, conclut le légiste. Nous avons du pain sur la planche. Je vais faire mon possible pour vous donner quelques résultats demain matin.

Noémie prend un air sérieux :
- Eh ben moi hier je l'ai vu le méchant pompier qui voulait m'emmener. "Loin, très loin", il a dit. Je l'ai tapé très, très fort et après maman elle a crié alors il m'a remise par terre.
- Et après ? demande Justine
- Après ben... j'ai entendu un nicoptère. Ça faisait trop de bruit dans ma tête. J'ai bouché mes oreilles. Et pis après on a marché avec Bruno jusque-là. C'est la maman de Chloé qui m'a aidée pour changer mes vêtements. Toi tu pleurais maman.

À l'époque, le récit très succinct de Justine avait soulevé un débat parmi les habitants de Bulot. Personne n'avait compris comment un tel drame avait pu se produire dans ce village paisible.
C'était un soir d'octobre ; elle avait fêté ses quinze ans chez elle, avec des copains et copines. Après le gâteau, elle était sortie pour prendre l'air. Arrivée près d'un buisson, vers la rivière, un homme s'était jeté sur elle. Il l'avait violée en menaçant d'être très méchant si elle donnait son signalement. Elle avait crié plusieurs fois, mais les premières maisons étaient trop éloignées.
Pourquoi, alors qu'elle était entourée de ses amis, avait-elle décidé d'aller marcher seule, en pleine nuit, jusqu'à atteindre le point Némo du village ?
Pourquoi avait-elle attendu plus de deux mois avant de parler de son agression ? Elle était enceinte et sa tante avait fait savoir qu'elle voulait garder son bébé.

La pieuvre glisse sur la paroi en verre d’une cabine de douche étriquée, perdue dans une pièce immense. Une eau tiédasse enveloppe son corps. Elle veut tendre la main vers le robinet pour régler la température mais son bras reste bloqué.
La pieuvre avance. Cinq tentacules ondulent lentement et s’agrippent à sa cuisse. Ils pétrissent délicatement sa chair. Une longue caresse insistante.
Justine suffoque sous la pression d’une masse qui l’emprisonne. Aucun son ne peut sortir de sa gorge nouée. Elle tente de se dégager. Une lutte interminable.
Lorsqu'elle parvient enfin à libérer son bras, elle essuie la vitre embuée. Au fond de la pièce se dresse une cage dans laquelle dort paisiblement une petite fille. Sa propre voix la sort de son sommeil, une voix rauque, venue de ses entrailles :
- Au sec... au secours...

- C'est ça ! Détourne la conversation. Je vais croire que tu laisses tomber. Tu n'as plus envie de défendre ta cause ? Je le répète, il n'est pas trop tard pour porter plainte, même si ça doit te faire du mal. C'est le passage obligatoire qui te libérera.
- Mmm... Porter plainte cinq ans après... Je ne suis pas certaine que les gens me prennent au sérieux.
- Que fais-tu de ton traumatisme ? Je suis persuadée que tu ressens encore la douleur de la pénétration, surtout s'il était pressé.
- Ah non ! Hors de question que je donne ces détails.
- Pourquoi, tu as honte ? Eh bien tourne cela en dérision. Les gens se moqueront de ton agresseur. Ce gars voulait tirer un coup. Il fait partie des sadiques sans cerveau qui ne peuvent pas se maîtriser. De ceux qui sautent sur une femme quand leur bigoudi frétille.

Il est temps de changer le cours de son destin. Sa vie est en train de basculer dans l'absurdité. Elle doit se reprendre, rejeter l'identité qu'on lui a imposée et faire vivre la Justine qui sommeille en elle depuis le décès de sa mère. Porter un regard nouveau sur le futur. Noémie a besoin d'une maman forte et équilibrée. En elle, elle trouvera l'énergie pour ne plus appréhender son viol comme un échec. Et pour cela, il faut couper définitivement la chaîne d'acier qui la retient engluée dans son passé.

Était-elle détruite à ce point ? Contrainte de vivre dans le corps d'une femme éteinte vouée à moisir dans sa solitude ? Elle n'avait de l'amour qu'un souvenir physique douloureux.
"Voilà ce qu'il reste de moi ; une demi-portion, une femme cassée, coincée, prisonnière de ses ressentiments."

Justine s'impatiente et boit quelques gorgées de chocolat. Ce capitaine lui joue du violon. Il est malin. Il la sent vulnérable ce soir et pense qu'elle va lui fournir quelques pièces pour sa maquette...