Comment un Juif peut-il retourner dans le pays des bourreaux ? Comment peut-il serrer une main qui est peut-être couverte de sang juif ? Comment peut-il faire de la musique pour ceux qui ont assassiné six millions de ses frères et sœurs ?
Car ceux qui instillaient la peur ou qui frappaient n'étaient pas les seuls à être dangereux, il y avait aussi les individus doux et discrets, qui vous soutiraient vos secrets en vous faisant croire que vous les révéliez de votre plein gré.
À l'heure actuelle, on ne savait pas ce dont les hautes sphères voulaient se souvenir ni ce qu'elles préféraient oublier.
Le Bühlerhöhe somnolait paisiblement sous le soleil matinal de ce début d’été lorsque, au terme de sa tournée d’inspection, Mme Reisacher envoya le vieux domestique Lepold chercher la grosse Emma. Il se savait porteur d’une mauvaise nouvelle, aussi traîna-t-il les pieds encore plus que d’habitude en traversant le vestibule de marbre pour rejoindre l’aile des cuisines où se trouvait le cagibi de la femme de chambre. Emma se sentit défaillir. Elle avait beau faire deux têtes de plus que la Reisacher, sa crainte du purgatoire n’était rien à côté de celle que lui inspiraient les humeurs de son autoritaire patronne. La tête basse, les mains moites, elle frappa quelques instants plus tard à la porte du bureau, derrière la réception.
Deux serviettes non remplacées, un petit savon qui manquait sur le lavabo de la chambre 107 – un hôtel de première classe* 1 nécessitait un personnel à l’avenant, surtout maintenant que le chancelier allait venir. Voix basse mais tranchante de la Reisacher. Emma avait peine à la comprendre tant cette voix lui faisait mal. Toute tremblante, elle s’aperçut que les larmes lui montaient aux yeux.
— Arrête de pleurnicher, rassemble tes affaires et pars sans faire d’histoires, sinon je te supprime ta paie des quinze derniers jours, siffla la gouvernante.
Elle chassa Emma et referma la porte derrière elle.
Elle considérait les femmes de chambre comme une source inépuisable de contrariété et se jura une fois encore d’être plus exigeante à l’avenir. Malheureusement, il était difficile de trouver du personnel pour un hôtel aussi isolé. Alentour, la Forêt-Noire n’avait pas mieux à offrir que des rustaudes qui dormaient pour ainsi dire avec le bœuf et l’âne dans leurs fermes. À Strasbourg, c’était tout autre chose ! Cependant Strasbourg était redevenue française, la circulation frontalière n’était pas encore rétablie, et il fallait juste espérer que la prochaine Emma serait un peu moins plouc et un peu plus futée.
-Et avant que tu poses la question: oui, il y a plein de choses affreuses ici, en Allemagne. L'antisémitisme continue d'être encouragé, on retrouve d'anciens nazis au pouvoir, l'orientation "occidentale" du gouvernement est une erreur, l'oubli règne en maître. Mais j'apprécie qu'à l'inverse de ce qui se passe en Israël on me mijote plus dans son jus, et qu'on interdise à la presse de recommencer à embobiner les gens. On a le droit de penser autrement. Toi, tu ne penses pas, tu sers ton pays comme un bon petit soldat et tu obéis aveuglément.