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Citation de Aquilon62


Plusieurs années se sont écoulées, chargées de guerre et de ce qu’on appelle histoire. Ballotté çà et là par le hasard, je n’ai pu, jusqu’à présent, tenir la promesse que j’avais faite, en les quittant, à mes paysans, de revenir parmi eux, et je ne sais si je pourrai jamais le faire. Enfermé dans une pièce, monde clos, il m’est pourtant agréable de retourner en souvenir dans cet autre monde que resserrent la douceur et les coutumes, ce monde en marge de l’histoire et de l’État, éternellement passif, cette terre sans consolation ni douceur, où le paysan vit, dans la misère et l’éloignement, sa vie immobile sur un sol aride, en face de la mort.

« Nous ne sommes pas des chrétiens, disent-ils ; le Christ s’est arrêté à Éboli. » Chrétien veut dire, dans leur langage, homme – et ce proverbe que j’ai entendu répéter si souvent n’est peut-être dans leurs bouches que l’expression désolée d’un complexe d’infériorité : nous ne sommes pas des chrétiens, nous ne sommes pas des hommes, nous ne sommes pas considérés comme des hommes, mais comme des bêtes, des bêtes de somme, encore moins que des bêtes, moins que les gnomes qui vivent leur libre vie, diabolique ou angélique, parce que nous devons subir le monde des chrétiens, au-delà de l’horizon, et en supporter le poids et la comparaison. Mais il en est de cette phrase comme de toute expression symbolique : le sens littéral est beaucoup plus profond : le Christ s’est vraiment arrêté à Éboli, où la route et le train abandonnent la côte de Salerne et la mer, pour s’enfoncer dans les terres désolées de Lucanie. Le Christ n’est jamais arrivé ici, ni le temps, ni l’âme individuelle, ni l’espoir, ni la liaison entre causes et effets, ni la raison, ni l’histoire. Le Christ n’est pas arrivé ici, pas plus que n’y étaient arrivés les Romains qui ne suivaient que les grandes routes et ne pénétraient pas entre monts et forêts, ni les Grecs, qui florissaient sur la mer de Métaponte et de Sibari ; aucun des hommes hardis de l’Occident n’a porté ici le sens du temps qui se déroule, ni la théocratie étatique, ni cette éternelle activité qui se nourrit d’elle-même. Nul n’a touché cette terre autrement qu’en conquérant, en ennemi ou en visiteur indifférent. Les saisons coulent sur les labeurs paysans, aujourd’hui comme trois mille ans avant Jésus-Christ. Nul message, ni humain ni divin, n’a touché cette pauvreté tenace. Nous parlons un langage différent ; notre langue est presque incompréhensible ici. Les grands voyageurs n’ont pas dépassé les frontières de leur propre monde ; ils ont parcouru les sentiers de leur âme et ceux du bien et du mal, de la moralité et de la rédemption. Le Christ est descendu dans l’enfer souterrain du moralisme judaïque pour en briser les portes temporelles et les sceller dans l’éternel.

Mais sur cette terre sombre, sans péché et sans rédemption, où le mal n’est pas un fait moral, mais une douleur terrestre, qui existe pour toujours dans les choses mêmes, le Christ n’est jamais descendu. Le Christ s’est arrêté à Éboli.

(INCIPIT)
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