Nos secrets n'avaient aucune importance. Ni le passé ni l'avenir n'existaient pour nous: seuls comptaient ces moments.
Ils nous suffisaient d'être là, ensemble, à respirer côte à côte.
Ses lecteurs auraient leur histoire, mais ils ne sauraient jamais comment cela s'était réellement passé. Tous ceux d'entre nous qui savaient n'oublieraient jamais.
— Hé, toi, ça va ?
Une voix grave résonne tandis que je reprends connais-
sance, étalée sur le plancher froid. Une gigantesque bête à
poils bruns est penchée sur moi.
Oui, une bête. Avec des moustaches et des dents inter-
minables. Un lapin, on dirait. Il porte même une veste à car-
reaux écossais. J’ai mal à la tête. Je n’ai pas besoin de me tâter
le front, là où bat une veine, pour savoir que j’ai une bosse.
— Mais qu’est-ce...
— Tu es entrée à toute vitesse. Tu as trébuché et tu es
tombée, m’explique l’animal sans que sa bouche au large
sourire remue d’un poil.
On dirait qu’il parle dans ma tête.
Est-ce que je suis tombée dans le terrier du lapin,
comme Alice au pays des merveilles ?
J’en ai toujours rêvé quand j’étais petite. De trouver
un moyen d’entrer dans les livres que j’aimais. Est-ce enfin
arrivé ?
Je recouvre lentement mes esprits pendant que mes
yeux essaient avec difficulté de faire la mise au point, mais il
n’y a rien de magique à part le lapin. Juste un mur de brique
blanc où sont accrochés trois lavabos de forme étrange.
Mon regard retourne au plafond taché.
Je fréquente l’école secondaire Saint-François-Xavier
depuis la septième année et on n’a jamais eu de mascotte,
si on fait abstraction des personnages bizarres de bandes
dessinées, le professeur Machin et l’autre qui a un casque.
Mais ce ne sont que des jeunes qui s’amusent. Ce ne sont
pas de vraies mascottes. À vrai dire, ce personnage miteux
qui fume, assis sur le plancher des toilettes, ne l’est pas
davantage. Isabelle me lance :
— Tu vois ? Personne ne savait qu’on en avait une. Et
moi, je dis que chaque école devrait avoir une mascotte.
J’étais sur le point de nous en trouver une, quelque chose
de vraiment cool, comme un Viking. Puis Wilson m’an-
nonce qu’on a déjà une mascotte assignée : un pékan, un
genre de martre. Et moi, je dis : « Sérieux ? Un pékan ? »
Quel génie de la commission scolaire a eu cette idée-là ?
En tout cas, je me suis dit que ce serait bon pour animer
la foule pendant les parties de foot et les rassemblements,
même si ce n’était pas aussi cool qu’un Viking.
Regardez, Majesté, le troupeau s'agite.
Étrange.
Vite, Mufasa! C'est la débandade dans les gorges.
Simba est en danger!
Les gnous courent, courent et courent sans s'arrêter.
Envahissent le canyon.
Zazou, aide-moi!
Alice!
Où est Alice?
Pourquoi elle n'arrête pas le film?
Arrête! Arrête!
Arrête le film.
Je n'aime pas cette partie-là.
J'arrive, Simba! Tiens bon!
Sauter ce bout-là.
Sauter. Sauter ce bout-là.
Il faut que ce soit Hakuna Matata.
Mais j'ai beau me frapper fort
le film continue à jouer.
Et je suis coincé au milieu des gnous. (p.363-364)