Plusieurs fois, j’ai volé des baisers sur tes lèvres surprises et nous nous demandions en vain si celui-ci était le mille neuf cent cinquante-quatrième ou le deux mille trois cent trente et unième, ils se ressemblent tant, et pourtant chacun est gravé à tout jamais dans la mémoire des pierres, avec sa beauté, sa douceur et sa détresse particulières, même après que l’Homo sapiens aura cessé son règne et que tout ça, toute l’histoire des civilisations, ne sera plus qu’un songe, une improbable mythologie, un souvenir vieux de près d’un million d’années perdu au fond d’une carotte glaciaire.
Il est facile de changer de vie. Faire le grand saut, remettre les compteurs à zéro. Même pas la peine de changer d'identité ou de recourir au programme de protection des témoins : il suffit de brasser les cartes, de secouer les passions, de prendre quelques risques, et le tour est joué. Le problème, c'est qu'on ne se débarrasse jamais de soi complètement. On traîne derrière cet enfant solitaire, farouche, troué de blessures secrètes, cet enfant qu'on ne peut pas bâillonner et qui revient nous hanter en nous rappelant qui l'on est et pourquoi l'on est devenu ainsi.
J'ai donc pris en charge de rendre leur noblesse à ces parapluies, de leur procurer quelques instants d'émotion forte, fulgurante, comme on sort des petits vieux pour qu'ils s'éclatent une dernière fois et trépassent heureux. » (p. 57)
J'ai fait le plein d'oxygène, puis j'ai contemplé au passage les déclinaisons de roses, de mauves et de jaunes dans les plates-bandes, trouvant du réconfort à la pensée que les couleurs s'épanouissent et meurent selon les cycles séculaires, tandis que la ville s'agitait autour de nous, monstrueuse et magnifique, gracieusement offerte, cette ville qu'on secouait le jour avec une énergie éperdue et qui s'animait lascivement le soir pour s'endormir comme une chienne vers les trois ou quatre heures du matin, repue d'elle-même et de son incessant bourdonnement.
D'ici là, nous regarderions la nuit s'abattre comme une gifle sur l'horizon et nous profiterions du fait que les heures soient étourdies pour leur voler quelques instants de plaisir supplémentaires. Page 51
Elle apportait toujours avec elle dans son sac à main un épais roman corné qu’elle ouvrait après un moment et dont elle lisait une quarantaine de pages. Dans le volume à lire, il y a le volume à voir, cet univers immatériel activé par la lecture, et c’est pour ça, pour déployer la dimension cachée de l’imaginaire, pour se dessaisir de tous les vacarmes, que son regard planait dans le lointain après certains paragraphes.
Nous jaugions l'autre avec prudence, en nous posant dans notre for intérieur les questions qui s'imposent lors des premiers rendez-vous, afin de prolonger la réalité à l'aide de pointillés et d'imaginer ce que ça donnerait en les reliant avec un trait.
Ce trou en dedans ne disparaîtrait donc jamais, la vie s'en échapperait longtemps encore avec un léger sifflement, jusqu'à ce qu'il ne reste plus dans l'enveloppe dégonflée qu'une once d''air de fond de poumons, aussi difficile à extraire de la poitrine que les derniers millilitres de pâte mentholée d'un tube de dentifrice. Et on aurait baeu presser, aplatir, écraser l'emballage enroulé sur lui-même, rien ne viendait, il serait inutile d'insister. Page 36
On s'oublie dans la jouissance. On s'absente à soi-même, décalé, déphasé, fasciné. Et pourtant plus vif et plus sensible que jamais.
On croit d'abord à une erreur d'aiguillage, on se frotte les yeux, faux numéro, on se dit que l'instant va filer comme une truite qu'on essaie d'attraper à mains nues, mais l'impression stupéfiante et jouissive est toujours là quand on a fini de se pincer. Page 53