Bien qu’il sût que les images trompent et que les mots mentent, il se doutait que le feu qui brûle dans le coeur des hommes est plus ardent qu’un brasier allumé durant l’hiver. Que l’âme des hommes qui se cherchent tout au long de la vie, et jusque dans la mort, est bien plus forte que la nuit la plus obscur.(..)
La neige redoublait. Monsieur de La Tour se mettait alors à peindre"
Votre regard a parcouru tant de mondes. Il a visité l’espace situé entre les larmes et la déraison, entre la lumière et le feu. De cet espace de pure intensité, perceptible seulement dans l’émotion, qu’une passion presque enragée incite à visiter, il a retenu le soubresaut de l’éclair, le cri troublant d’un éclat. Il s’est souvenu du chatoiement de la lumière, de la bonté des couleurs.
(p. 21)
Je crois, voyez-vous, que l’enfance est la seule alliée de l’art. Elle sait parler des choses qui, depuis mille ans, tremblent au fond de chaque respiration, dans le flot de chaque voix, de ces choses miraculeuses qui naissent chaque jour, racontées par les gestes les plus simples. L’enfance, tout naturellement, c’est la beauté. Elle ne doute de rien, elle ne redoute rien. Elle avoue que le matin de l’inspiration suffit à donner raison à la vie. Elle n’a de crainte que d’être ignorée, elle n’a de joie que d’être aimée. Dans sa grâce, elle est presque parfaite. Quand le soir s’avance, quand le ciel soudain efface le chemin, elle demeure, malgré tout. Elle demeure, cette enfance, assise parmi l’éclat de son bonheur. Et quand les hommes, joignant leurs mains à l’orée de leur mort, tombent et passent, elle est encore présente. Elle brille en eux, comme un dernier regard.
Celui-là est le plus vrai.
(p. 18-19)
Parmi le noir de la peine, vous commencez une œuvre difficile. Le noir est une couleur obsédante. C’est comme un ciel retourné, impénétrable. C’est comme un abîme. Ici, il pleut à n’en plus finir. Vraiment, jour et nuit, une pluie de malheur. Elle finirait même par faire mourir les feux, tous les maigres feux de l’espoir.
Vous faites don de votre volonté. Vous revêtez leur ombre, afin de leur offrir la lumière. Vous voulez vivre le mystère de la générosité, découvrir celui du partage. Vous avez la foi qui ne craint rien. D’ailleurs, vous ne craignez rien.
Par humilité sans cesse croissante, de peur de n’être pas leur frère, de rester l’étranger, vous descendez au fond des puits gluants, là où règne une nuit au goût de sueur et de fatigue. Vous êtes parmi eux. Ils ne disent rien. Ils vous regardent. Vous, vous faites une chose incroyable : vous écoutez leur âme.
Aujourd’hui, votre seule fierté, votre unique devoir : pouvoir comprendre et aimer. Déjà l’abnégation.
(p. 25-26)
Vos élans. Vous connaissiez leurs forces, leurs plénitudes. Le temps d’exister au jour le jour. Le temps d’une respiration, le temps d’un souffle.
Votre douleur, semblable à une nuit sans lumière, à un jour sans soleil, à je ne sais quoi de triste. Elle vous habite depuis longtemps. Depuis que vous portez en vous l’enfant de vos désirs — l’enfant sans joie qui attend la vraie joie. Oui, il y avait en vous cette chair et ce sang impatients de saisir le rêve, la vie. Vous aviez la grâce de tout ignorer et l’audace de tout tenter.
Cette douleur, ce fut, tout simplement, le bonheur absent. L’entaille blanche. Tout cela dans un silence inimaginable.
Je parle du silence injuste. Celui d’avant l’éclair, qui tomba si noir et vous brûla au plus près du cœur.
Il vous mena au cri.
(p. 13)
Le faucheur s’avance. D’un geste large, il balaye les blés. C’est un mouvement de balancier sans cesse répété. La faux va du ciel à la terre, de la terre au ciel. Les épis tombent. Il pleut une poussière d’étoiles. Cela se fait sous un soleil flamboyant, une lumière d’or.
Ainsi va la mort silencieuse et infatigable. Ainsi s’en va la vie mêlée à l’ombre, mêlée au sang.
Le frère pleure. Devant le corps de son frère, un homme pleure.
(p. 86-87)
Vincent, vous avez peint avec frénésie, avec certitude, ce qui est la même chose. Je sais le dit de votre solitude, au plus près de ces tressaillements que l’on dit fous. Je sais votre cheminement têtu, cette envie insensée de vous mesurer à la beauté, et, plus encore, votre humble désir du partage.
Vous, Vincent, tenace jusqu’au bout de l’âme. Vous, le veilleur.
La nuit, devant vous, recule.
(p. 78-79)
C’est ainsi que devrait être la vie : une infinité de lueurs chaleureuses, rassurantes, arrachées au mauvais rêve, à la longue maladie, à la mort. Quelques moments de grâce à réunir en bouquet, de suite, sans attendre. La beauté en serait sanctifiée. Oui, ce serait cela la vraie vie. Elle dépasserait l’espérance. Elle aurait peut-être un autre nom. Elle en aurait le droit.
(p. 21-22)
Votre mort, Vincent, ce fut à cause d’une pensée inscrite en noir sur la noire volée du vent. Une pensée soudaine, plus que violente. D’un seul coup, elle déchira l’éclat du soleil. Elle fut pareille à une brûlure. Elle brisa la force, toutes les forces. Elle viola le désir et l’enfance de ce désir, c’est-à-dire : la vie absolument. Elle vous porta devant la mort.
(p. 85)