Je me laissais aller, de plus en plus détendu, ondulant dans le balancement d'un improbable concerto qui s'élevait la, tout autour de moi. En vagues successives, me sont alors revenues des séquences du cauchemar de la nuit passée, les paroles de Franck nous confortant dans mon rôle d'un père qui ne saurait déroger au respect des valeurs, ce moment de tendre intimité avec Annette avant le repas du soir, les informations sur l'attentat, et à nouveau des bribes du cauchemar et quelques mots de Franck. Emporté par des flots bigarrés dans lesquels douceur et férocité, peurs et ivresses entremêlaient leur fils aux couleurs dissonantes, je me laissais entraîner malgré moi, surfant, incrédule silhouette, sur une planche invisible. Je connais peu la mer - elle est si loin de nous - et notre lac ne connaît pas la houle. Mais dans cet instant de ma vie venu s'inscrire hors du temps, j'étais l'athlète maritime, artiste de l'éphémère, danseur funambule jouant malgré lui à s'adapter aux imprévisibles soubresauts du sac et du ressac. Nul gouvernail pour me venir en aide, nulle boussole pour m'offrir assistance, j'allais n'importe où, suspendu à l'espoir dérisoire d'éviter les récifs ou la vague trop forte qui viendrait m'engloutir.
Je suis un esclave. Vous me regardez et vous ne vous en rendez pas compte. Je marche droit, le regard haut, les épaules bien posées sur le haut de mon torse. Vous avez donc du mal à me croire quand je dis que je suis un esclave. C'est vrai que je n'en ai pas l'air, hein ! Avec mon costard et ma cravate, en plus ! Je suis pourtant un véritable esclave, le prototype des esclaves des temps modernes. Esclave des trucs en tique. En tique et en toc. En toc pour l'intox. Esclave des connexions qui tissent une toile au coeur de laquelle le Système avec un grand S me piège à la manière des araignées qui dévorent les insectes pris dans leurs filets. Et s'en régalent, les salopes. Esclaves des câbles et des réseaux qui me cernent de tous côtés. Esclave des codes-barres et des codes sans barres. Oh, je sais que je suis mal barré, mais j'avance quand même parce que je ne sais pas faire autrement, alors je me heurte sans cesse à ces fils qui m'entravent, qui m'enserrent, qui me crochent-pattent, qui m'emprisonnet et m'empoisonnent. Esclave. Chaque jour plus esclave que la veille. Esclave, d'accord, mais... moderne !
Je passe de bons moments seul dans l'appartement de ma mère. Je viens assez tôt le matin, juste après le petit déjeuner. Je donne un bon coup de collier, puis je fais une pause vers 10 h 30. Je descends au bar boire un café. Je feuillette le journal, j'écoute les conversations des habitués. Des heures passées à parler de rien, de si peu. Elles m'apparaissent vides. À croire que je serais le seul à avoir sur le dos des Marielle, Rhanayankei, des Delanglier et des lacs en train de se vider !