Damien Guirand

Que pouvait-elle faire? Prendre son mal en patience? Aller se coucher et attendre tranquillement qu’il refasse surface? Impossible. Chaque seconde prenait la forme d’une minute, chaque minute semblait durer une heure. Continuer dans cet état de stress était tout simplement inenvisageable.
Devait-elle alors appeler la police? Bien sûr que non. On croirait à une banale histoire de dispute conjugale; on l’inviterait à ne pas se tourmenter; on lui demanderait de rappeler le lendemain. Sauf qu’elle ne tiendrait jamais jusque-là.
Plus le temps passait, plus ses pensées s’assombrissaient. Que deviendrait-elle si ses craintes s’avéraient justifiées? Si un malheur s’était effectivement produit? Si Tony avait été victime d’un accident ou d’une agression? Si on le retrouvait grièvement blessé? Ou pire?

Les yeux de Conrad s’attardèrent un instant sur sa croupe rebondie; non pas pour une raison perverse – il ne s’intéressait pas aux femmes – mais par jalousie. Comment faisait-elle pour conserver un corps si parfait? Pourtant, elle aussi approchait la cinquantaine... Plus il vieillissait, plus ce genre d’injustices l’irritait.
Mais là encore, il s’égarait. Et son esprit brillant ne pouvait être pollué par de si vaines pensées. En cette période de crise, l’intégralité de sa concentration et de ses incroyables capacités intellectuelles devait se focaliser sur son seul et unique objectif: réussir la mission pour laquelle on le payait.

À quoi servaient les clés USB? À stocker des informations. Devait-il en conclure que Leroy avait été assassiné pour un vol de données confidentielles? Sûrement. Mais dans ce cas, quel genre de données pouvait nécessiter une telle prise de risque? Quel genre de données pouvait inciter un chercheur de haut niveau, probablement installé à un poste confortable et bien rémunéré, à mettre sa vie en péril? À aller jusqu’à vouloir changer d’identité? Pourquoi Leroy Sunset avait-il agi de la sorte? Seule la clé pouvait leur apporter des réponses. Sauf qu’en l’état, la clé ne pouvait leur apporter aucune réponse.

Selon lui, les sentiments ressentis lors des expériences de terrain ne se retrouvaient nulle part ailleurs. La concentration, la tension, les montées d’adrénaline. Des moments de jouissance à l’état pur dont il ne se lasserait jamais. Il ne vivait d’ailleurs que pour ça, que pour ces missions à haut risque où le secret n’avait d’égal que la nécessité de réussir. Et c’était aussi pour cette raison qu’il travaillait pour le M.U.S.T., cette entreprise spécialisée dans les interventions délicates:
1) Tuer telle personne.
2) Récupérer tel document.
3) Emmener telle personne à telle destination.

Sa réalité ne souffrait d’aucune contestation. Plus jamais il ne reverrait sa femme. Plus jamais il ne lui parlerait. Plus jamais il ne la serrerait dans ses bras. Plus jamais il ne se réveillerait le matin à ses côtés...

Certes, tu as emprunté ce chemin volontairement; certes, ni Dieu ni personne d’autre ne t’a pas obligé à passer par ici; mais, à ce moment-là, tu ignorais totalement les conséquences de ta décision. Tu ignorais si tu aurais la chance de te balader tranquillou ou la malchance de voir ta vie prendre un tournant cauchemardesque. Conclusion: si beaucoup de choses sont prévisibles, il y en a encore davantage d’imprévisibles. Et du coup, si le destin n’est que balivernes, le hasard reste quant à lui une notion aussi réelle qu’inévitable. Sauf pour les gens qui savent lire l’avenir...

Pour se persuader que tout allait bien, elle essaya de s’imaginer quelques scénarios rassurants. Un incident de métro, une urgence au boulot, une panne de batterie... Mais refuser de penser au pire ne l’empêcha pas de penser au pire. Inévitablement, ses sinistres réflexions revinrent à la charge. Car mis à part une catastrophe, rien ne pouvait expliquer cette situation. Son Tony était quelqu’un de prévenant, jamais il ne se comporterait volontairement d’une telle manière. Surtout avec elle. Il s’était forcément passé quelque chose...

Des échecs sur lesquels nous n’avons pas le temps de nous appesantir, par ailleurs. Se lamenter sur ce que l’on ne peut avoir n’a jamais rien arrangé. Nous devons donc avancer et nous montrer proactifs. Conrad, je compte sur vous pour redresser la barre et faire ce qui doit être fait. L’ordre de mission va évoluer. Désormais, l’objectif est de récupérer la clé USB ainsi que ce mystérieux statisticien. Précision importante: je le veux vivant. Absolument! Il nous doit des explications, et il nous en donnera.

Avec ses longs cheveux blonds et ses yeux d’un bleu pénétrant, il aurait pu faire chavirer plus d’un cœur si son visage n’avait pas été barré par une horrible cicatrice. Et même si, pour sa part, Conrad trouvait cette blessure de guerre excitante, Stankovic perdait tout sex-appeal à cause d’un comportement d’une froideur extrême, mais aussi d’un déséquilibre mental évident. Il prenait plaisir dans la violence, ne riait jamais, et se limitait invariablement aux conversations professionnelles.

Il n’y a plus de retour à la normale possible. Il ne faut pas se bercer d’illusions, notre dernier espoir, notre ultime motivation, c’est d’essayer de trouver un nouvel équilibre, une nouvelle stabilité. Pas de retrouver notre ancienne vie. Et pour ça, on doit rester forts et solidaires. La seule personne sur qui je peux compter, c’est toi. La seule personne sur qui tu peux compter, c’est moi. On forme un duo, une meute de deux loups. Et cette équipe doit être parfaitement soudée.