Quand on m'annonça la nouvelle, j'étais chez June, à sa maison de campagne. Je voulus partir tout de suite, elle déclara que je ne devais pas conduire dans cet état, et puis, elle profiterait de l'occasion pour voir Bordeaux, on disait que c'était une belle ville. ("Je la trouve trop grand style, conclurait-elle, me vexant, après la seule promenade qu'on y ferait, le troisième jour. Chez vous, c'est plus beau." -"La maison ou le paysage ?" - "La maison, le paysage, Saint-Émilion... Et le vin de tes parents, c'est le meilleur bordeaux que j'aie jamais bu." - "Je le dirai à mon père, ça lui fera plaisir.")
À notre arrivée, papa se leva du fauteuil autour duquel la parentèle locale semblait agglutinée depuis des heures, s'avança pour m'étreindre, puis s'écarta pour me fixer en demandant : "Comment Marion a pu nous faire ça ?" Il me semblait que même bouleversé par le deuil (ce qui justifiait qu'on dise n'importe quoi), on n'était pas censé manifester son égoïsme aussi franchement, et je n'eus aucun scrupule à le faire taire, pour son bien. (On pouvait parier que sa phrase serait répétée dans toutes les chaumières où vivait un Lastans ou un Gaquin, et commentée d'ici à l'extinction du dernier contemporain de mes parents.) 'Tu es fatigué, papa, dis-je sur le ton que sa Marion aurait pris pour lui faire une remontrance, il faudrait que tu te reposes un peu. Siebert t'a prescrit quelque chose pour dormir ?" Puis je présentai June à l'assistance (comprenant les tantes Lastans, des cousins et plusieurs inidentifiables).
J'avais l'impression perturbante qu'il manquait quelqu'un parmi ce trop de monde, et je mis un moment à réaliser que ce n'était ni ma soeur, ni mon frère que je m'étais attendue à voir m'accueillir, mais maman -comme à n'importe quelle autre réunion familiale. Et le deuil me tomba dessus, d'une manière qui m'empêchait de suivre les échanges de propos auxquels je participais machinalement, au point que le surlendemain, samedi, je m'étonnai qu'on doive attendre jusqu'à mardi pour les obsèques. - "Ta soeur est bloquée à la Martinique." -"Qu'est-ce qu'elle fait là-bas ?" - "Ils sont en vacances, je te l'ai déjà dit. Il n'y a plus d'avion, ou plus de places dans ceux qui partent. Il y a un cyclone ou quelque chose de ce genre. On n'est pas sûr qu'elle puisse arriver avant lundi." - "Et Xavier ?", fis-je à défaut de me rappeler si je m'étais déjà renseignée sur mon frère aussi. - "Il arrive demain vers midi." Papa s'exprimait sur un ton égal, purement informatif, mais remarquant que nous étions restés seuls au salon, je trouvai un prétexte pour m'éloigner au plus vite : je craignais que le tête-à-tête ne l'incite à reparler de maman comme on peut se le permettre avec un être proche (moi, faute de mieux), en s'abandonnant au chagrin, ce qui risquait de me faire perdre le peu de contenance qui me restait. Depuis la réplique qu'il m'avait adressée à mon arrivée, je n'avais fait que le fuir, en ne souhaitant qu'une chose : que les autres l'occupent sans cesse tant que je serais sur place, pour m'épargner de le voir s'effondrer ; tandis que de son côté, il ne regardait que moi chaque fois que nous étions dans la même pièce, semblant attendre quelque chose de ma part, ou m'accorder une sorte d'importance complètement inédite (qui m'effrayait).
Tout aussi fermement qu’ils croyaient, par tradition ancestrale, que le sens de la vie, ce ne pouvait être rien d’autre que vivre, procréer et mourir content d’avoir des petits-enfants, voire - récompense suprême pour le devoir existentiel bien accompli - mourir en se réjouissant d’avoir pu bercer même les enfants de ses petits-enfants
l’incarnation proverbiale du mouchardage qu’offrait notre parentèle, l’ex-diplomate qui ne se contentait pas de faire des rapports dans le cadre de ses missions, loin de là. Il était en effet célèbre, à tel point que même sa tante Florence […] en parlait pour ses dons et son insatiable activité de cafard
J’étais probablement, alors, sans m’en rendre compte, la revanche incarnée de me mère : son prolongement je m’en foutiste, téméraire faute d’arriver à prendre au sérieux le danger, mais aussi faute d’avoir quoi que ce soit qui lui paraisse valoir la peine de transiger sur la réalité environnante
Deux jours après la mort de ma mère, je pensai que je devrais écrire quelque chose sur elle : une sorte de témoignage ou d’aide-mémoire, qui permettrait de conserver le plus possible de ce qu’elle avait été
La mauvaise foi intellectuelle lui était inconnue », au même titre que le mécanisme intérieur qui associe l’amour propre à la défense d’une opinion précise
c'est seulement quinze ans plus tard que j'allais apprendre, par hasard, que les gens qui se noyaient volontairement quittaient de même leurs chaussurs. Pourquoi se déchausse-t-on dans ces cas là? Pour entrer nu-pieds dans la mort, comme on est entré dans la vie
Ils n’auraient pas d’autres enfants : pauvres et sûrs de le rester, ils jugeaient immoral de procréer d’abondance (comme leurs parents l’avaient fait).