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Citation de ThibaultMarconnet


Vivre ensemble en Bucovine

Les sociétés multiculturelles ont existé de tout temps. Dans l’histoire récente, je pense à l’Empire ottoman ou à l’Union soviétique, à la Monarchie austro-hongroise et, last but not least, aux États-Unis d’Amérique. Mais nulle part les cultures coexistant dans le cadre d’un État national donné n’ont pu bénéficier d’une réelle égalité de droits, du fait de la prétention à la suprématie et de l’effet d’absorption du groupe culturel et linguistique prédominant, en d’autres termes du groupe qui se croit seul habilité à représenter l’identité nationale de l’État en question.
J’avoue ne pas avoir de solution passe-partout pour combattre l’oppression et les tendances nationalistes. Mais je peux raconter une petite histoire : en 1938, nous avons dû fuir l’Allemagne, car nous étions Juifs. Comme aucun pays au monde ne nous autorisait à immigrer, nous sommes allés avec un visa de visite en Roumanie, dans la province de Bucovine où vivaient mes grands-parents. La Bucovine appartenait auparavant à l’Autriche, mais avait été annexée par la Roumanie après la Première Guerre mondiale. De nombreux peuples y vivaient paisiblement ensemble. Roumains, Ruthènes (Ukrainiens), Juifs, Allemands, Tsiganes, Arméniens, Lipovènes (minorité russe), Bulgares etc. Dans les villes, notamment à Czernowitz, la langue courante était l’allemand, mais on entendait aussi toutes les autres langues dans les rues.
Jeune garçon, je parcourais souvent les villages. De l’un à l’autre, on parlait une autre langue, roumain, ruthène, hongrois, allemand etc. Les us et coutumes, la langue, les costumes étaient différents dans chaque village, même les maisons et les cours, les églises et les sanctuaires des religions diverses. J’habitais alors à Siret, une petite ville juive à quarante kilomètres de Czernowitz. Les Juifs parlaient allemand et yiddish, les fonctionnaires roumains parlaient le roumain. Quand les paysans des environs venaient à la ville les jours de marché, on entendait toutes sortes de langues sur la place et dans les tavernes. Tous faisaient commerce les uns avec les autres, et celui qui ne savait pas le roumain, la langue officielle, ni celle de son interlocuteur, se faisait comprendre par gestes. Pas plus difficile que ça. Tout le monde vivait en paix, jusqu’au jour où tout a changé. Les fascistes roumains ont pris le pouvoir. Les langues étrangères ont été interdites, on a vu apparaître sur les murs et les colonnes Morris des affiches proclamant : « Parle roumain ! » C’était une menace. Ceux qui ne savaient pas le roumain n’osaient plus ouvrir la bouche dans la rue. Partout des espions surveillaient le processus de roumanisation. La peur se répandit. Les Allemands quittèrent peu à peu le pays, pour « rentrer chez eux dans le Reich », attirés par la propagande d’Hitler. De nombreux Juifs passèrent la frontière pour se réfugier en Union soviétique. Puis la guerre éclata à l’est et les Juifs qui étaient restés furent expulsés.
Je suis revenu en Bucovine quarante-sept ans plus tard, en août 1988, à la recherche du monde multiculturel paisible d’avant la guerre. Mais je ne l’ai pas retrouvé.

Faisons en sorte que l’Europe unie soit le premier pas vers un État mondial ! Le premier pas est concevable. Ce qui est concevable est possible. Et si les utopies ne peuvent être réalisées, je n’en continue pas moins à rêver.

(p. 15-16)
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