Pour attester de cette tendance à la minoration très française de l’apport des femmes en philosophie, la lecture comparée des notices Wikipédia consacrées aux femmes philosophes est éloquente. Là où les notices anglophones mentionnent philosopher, beaucoup de leurs équivalents francophones préfèrent le terme « femmes de lettres ».
Nous voilà face au même paradoxe qu'à l'Antiquité: incarnant la sagesse, reconnues pour leur autorité spirituelle et intellectuelle, les femmes n'ont pour autant pas toujours vu leur parole conservée.
Celles qui en ont assuré la diffusion elles-mêmes se sont trouvées inquiétées: Marguerite Porete est condamnée au bûcher en 1310, Margery Kempe mène une vie d'errance et de misère dans l'Angleterre du XVe siècle. Tant d'autres, dont les poèmes didactiques ou édifiants remplissent des manuscrits, nous restent encore inconnues, car nul n'a pris le soin d'éditer, traduire ou commenter leurs textes, considérés comme indignes de notre conception, fermée, de la philosophie.
Le droit des femmes à apprendre, quelle que soit la matière, pose déjà un problème : il est un acquis récent. La loi Guizot de 1833 ne dit ainsi rien de l’instruction primaire obligatoire publique pour les filles, et il faut attendre la loi Falloux de 1850 pour que soit imposé à chaque commune de plus de huit cents âmes d’ouvrir au moins une école primaire pour elles. À ceci près qu’on les oblige aussi à apprendre les travaux d’aiguille… Ce programme est réaffirmé tel quel par Jules Ferry en 1882. Quant au lycée, c’est seulement à partir de 1867 que les filles y sont admises.
Pour devenir philosophe, on commence par être le disciple d’un maître ; on s’affirme en accédant au titre de maître soi-même, ce qui impose d’avoir des disciples. « On se fait philosophe en fréquentant, à l’Université, dans des salons, par lettres, d’autres philosophes, vivants, modernes, d’attaque. […] Pour devenir philosophe, le mieux est de rencontrer plusieurs philosophes en chair et leurs problématiques en os », relève Pierre Riffard. De ce jeu, la femme est exclue. Car pour être disciple d’un philosophe, il faut déjà accéder à l’instruction… Comme le rappelle Simone de Beauvoir : « Quand il m’arrivait de passer devant le collège Stanislas, mon cœur se serrait ; j’évoquais le mystère qui se célébrait derrière ces murs : une classe de garçons, et je me sentais en exil17. »
Consacrer un ouvrage aux femmes philosophes, ce n’est pas pour autant profiter d’un effet de mode ; ce n’est pas écrire par opportunisme. C’est puiser au fond d’une expérience personnelle, entre volonté d’être reconnue et sentiment d’imposture, entre embûches et persévérance, pour mettre en perspective les démarches de toutes celles qui nous ont précédées.
On ne vend pas parce que c'est bien écrit, sincère ou un peu intéressant.
Elle s'invente quelqu'un à aimer qui n'existe pas.
Tout cela reste entre nous.