Entretien avec Emmanuelle Dourson, prix de la première uvre en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2022 pour « Si les dieux incendiaient le monde » (Grasset).
Une mouche s’était posée sur le pupitre de Katia, les pattes engluées dans une tache d’encre, et plus le poème s’étirait plus la tache autour de la mouche s’élargissait. Un monde inconnu s’ouvrait à la pensée, on pouvait le prolonger à l’infini, écouter ses résonances, c’était donc ça, la culture, avait-elle pensé, une tache bleue qui se dilatait, une source où venait s’abreuver l’imaginaire. On découvrait un univers parallèle, des eaux nous portaient vers des rivages insoupçonnés, on allait vivre enfin, explorer les abysses, voguer d’un courant à l’autre puis s’échouer quelque part, épuisé et ravi. On aurait gardé sur soi les traces du voyage, la clarté pâle de « l’aurore aux doigts de rose » qu’Homère avait offerte au héros aux mille ruses. On allait pouvoir peindre des fresques, dessiner des traits sur un vase, des traits fins, ceux d’un navire, rouge sur fond noir, et Ulysse attaché au mât. Du fond du vase nos descendants entendraient peut-être un jour monter le chant des sirènes. (p.127)
Après Barcelone, elle rentrerait chez elle. Elle aurait un cinquième enfant avec Baptiste — ou avec Yvan, c'était pareil —, cet enfant-là, elle s'en occuperait parfaitement, elle en était capable, ne m'en déplaise, et tout changerait avec lui. Ensemble ils sauveraient le monde, oui, ils y arriveraient. Elle sentait déjà ses seins gonfler et le lait couler et avec lui monter une bouffée de compassion pour l'humanité entière. C'était ainsi qu'elle sauverait la planète, avant les arbres en Éthiopie, en aimant l'enfant qui n'existait pas encore. Elle et l'enfant hissant au sommet de la terre, au-dessus des crues du Nil bleu, plus loin que la terreur et l'envie, leur amour indestructible. p. 80
Bien des années plus tard, quand j'avais regardé l'album avec Katia, elle m'avait demandé pourquoi j'avais l'air triste sur les photos et je lui avait parlé d'Albane, de mon amour pour elle - l'enfant chérie est toujours celle qu'on ne voit pas, celle qui s'en va. À la place vide qu'elle avait laissée j'avais bâti des cités, des mondes, un univers, sur son absence j'avais tracé mille routes imaginaires. J'aurais voulu garder pour moi l'enfant prodige - mes enfants n'avaient pas besoin de gloire, d'amour seulement. Mais il n'y avait pas eu assez d'amour, il avait donc fallu la gloire.
L'enfance de mes filles m'angoissait. Je ne savais pas comment rester auprès d'une vie qui changeait chaque jour et me rappelait l'imminence de notre fin - le murmure au bord de la peau, la fièvre au bout des doigts, les grands espaces parcourus en rêve dans la chambre endormie. Le battement sourd du temps qui passe cognait à mes oreilles alors je m'enfuyais. Je répondais à l'appel des lacs.
(p.123)
De l'enfant, elle avait gardé l'étonnement qui creusait la soif et la capacité de boire à longs traits. Elle était prête à se laisser inoculer l'amour de l'Antiquité, le sens du sublime et de la cruauté.
(p.121)
Une mouche s’était posée sur le pupitre de Katia, les pattes engluées dans une tache d’encre, et plus le poème s’étirait plus la tache autour de la mouche s’élargissait. Un monde inconnu s’ouvrait à la pensée, on pouvait le prolonger à l’infini, écouter ses résonances, c’était donc ça, la culture, avait-elle pensé, une tache bleue qui se dilatait, une source où venait s’abreuver l’imaginaire. On découvrait un univers parallèle, des eaux nous portaient vers des rivages insoupçonnés, on allait vivre enfin, explorer les abysses, voguer d’un courant à l’autre puis s’échouer quelque part, épuisé et ravi. On aurait gardé sur soi les traces du voyage, la clarté pâle de « l’aurore aux doigts de rose » qu’Homère avait offerte au héros aux mille ruses. On allait pouvoir peindre des fresques, dessiner des traits sur un vase, des traits fins, ceux d’un navire, rouge sur fond noir, et Ulysse attaché au mât. Du fond du vase nos descendants entendraient peut-être un jour monter le chant des sirènes.
On a passé son existence à dénoncer les déterminismes et on réalise soudain que rien ne nous déterminait sauf ce moment ultime, ce saut qu'on fait malgré soi, sans pouvoir choisir le ton ni la manière. Il n'est plus question de choix ni de consentement. On est révoqué. Le monde continuera sans nous.
Elle ignorait que l'âge est un mirage, une illusion dont on s'éveille à l'aube de la mort, lorsqu'on regarde l'illusion une dernière fois derrière soi.
En cette nuit,
en cet instant de cette nuit,
je crois que même si les dieux incendiaient
le monde,
il en resterait toujours une braise
pour refleurir en rose
dans l’inconnu.
Ce n’est pas loi qui l’ai pensé ni qui l’ai dit,
mais cette nuit d’hiver,
mais un instant, passé déjà, de cette nuit d’hiver.
Philippe Jaccottet
A la place vide qu'elle avait laissée j'avais bâti des cités, des mondes, un univers, sur son absence j'avais tracé mille routes imaginaires. J'aurais voulu garder l'enfant prodige.