Perception au 4éme Rendez-vous des Scénaristes en Séries à Aix les Bains de Eric Kristy, Vice Président de l'association.
— Mais quelle heure est-il? interrompit Elkabbach.
— Vingt heures, répondit Mougeotte
Il n'était en réalité que moins deux mais, concurrence obligeant, un dessin synthétique commença de se former sur le haut de l'écran : d'abord un crâne déplumé — les deux condidats en étaient affligés ! — puis un front impersonnel et, finalement, l'ensemble des traits qui composent le visage de François Mitterrand. La France était devenue socialiste.
Toute la journée, le commissaire Dune et les spécialistes du laboratoire de la P.P. passent les décombres au peigne fin. Ils retrouvent les deux goupilles ainsi que des éclats de grenades un peu partout dans la salle. Vingt-quatre heures après les faits et en l'absence de toute revendication sérieuse, les seules certitudes qu'ils aient sont les suivantes :
1 — Les grenades défensives utilisées sont de fabrication américaine, on en trouve partout dans le monde.
2 — Trois terroristes, au minimum, ont participé à cette opération.
3 — L'action n'a duré que quelques minutes, deux ou trois ; elle était préparée de façon militaire.
4 — Les tueurs sont arrivés et repartis à bord d'une BMW volée le matin même et retrouvée à cinq kilomètres de là, dans un bois.
Devant la pauvreté des renseignements et le manque total d'indices, les autorités décident d'opérer une rafle dans les milieux d'extrême droite. Deux cents personnes sont interpellées et relâchées quelques heures plus tard.
Marc, le jeune gréviste de faction dans le hall d'entrée, ne dort pas, il somnole. La nuit est silencieuse et c'est pourquoi il entend de très loin le moteur d'une voiture qui s'approche à petite vitesse. Il jaillit hors de son duvet, écoute un moment, saisit le gourdin posé à côté de lui et se précipite vers la cantine où dorment la plupart des gars. Dans le couloir, il se trouve nez à nez avec un homme en cagoule. Il ouvre la bouche pour hurler quand son crâne semble exploser sous un coup terrible. Il tombe, la tête ensanglantée. Deux autres ombres se joignent à la première, légères et souples, et se dirigent vers le restaurant d'entreprise d'où parviennent quelques sons de voix. Apparemment personne n'a rien entendu. Un des assaillants fouille dans la musette qu'il porte en bandoulière, tandis qu'un autre pousse violemment le battant de la double porte
— C'est un crime odieux, inqualifiable. Il existe dans ce pays des groupes fascistes prêts à tout pour déstabiliser la politique voulue par la majorité des Français. Croyez-le, le gouvernement et moi-même mettrons tout en œuvre pour retrouver et châtier les coupables de façon exemplaire. Qu'ils sachent qu'à partir de maintenant ils ne sont en sécurité nulle part...
— Monsieur le ministre, interrompt un reporter, on dit que vous aviez été averti, il y a quelques jours, de la préparation d'actions violentes à venir sur le territoire national. Pouvez-vous confirmer ?
— Vous comprendrez, messieurs, que je n'ai rien à ajouter à ce que je viens de vous dire. La police est bien faite, beaucoup mieux que ne le pensent certains, mais permettez que je garde pour moi les renseignements qu'elle peut me fournir. Je vous remercie.
Dans la nuit, dès que le drame a été connu, la Gendarmerie, la préfecture puis le S.R.P.J. ont été contactés. On a réveillé le secrétaire d'Etat qui lui-même a prévenu le ministre. La Police judiciaire parisienne a aussitôt dépêché sur place une trentaine de spécialistes menés par le commissaire divisionnaire Georges Dune. On attend pour la fin de la matinée la visite du ministre. On attend également les deux escadrons de gendarmerie et les trois compagnies de C.R.S. qui font route vers la ville où une manifestation doit avoir lieu dans l'après-midi. Vers dix heures, une voiture banalisée avec trois inspecteurs est envoyée au domicile du directeur de la Société G.C.M. pour assurer sa protection personnelle. A la mairie, une chapelle ardente a été dressée devant les huit cercueils recouverts d'un voile rouge.
On avait allumé le téléviseur depuis quelques minutes. Dans le studio de la deuxième chaîne décoré pour l'occasion, les journalistes n'arrêtaient pas de donner l'heure.
— Dans quelques instants, répétait Etienne Mougeotte, vous allez connaître le nom de celui qui sera votre président pour sept ans...
— Des moyens techniques exceptionnels, poursuivait Jean-Pierre Elkabbach, ceux d'Europe 1 et d'Antenne 2, ont été mobilisés pour vous donner, dès vingt heures, le résultat de ce deuxième tour...
— En effet, enchaînait Mougeotte, cette élection présidentielle, la cinquième de la V République comme vous le savez, élection au suffrage universel qui, comme son nom l'indique, ne...
— Mais quelle heure est-il? interrompit Elkabbach.
— Vingt heures, répondit Mougeotte
Les quatre hommes se sont retrouvés dans l'appartement de l'un d'eux, Gilbert Cellier. Ils sont arrivés discrètement, un par un, de quart d'heure en quart d'heure. Encore jeune, Cellier fait d'abord penser à un séminariste, cheveux courts et col roulé gris. Mais dès qu'on croise son regard, on y voit autre chose que de la béatitude ou de la foi. C'est un regard perçant et dur qu'on sait pouvoir devenir cruel. Alors on oublie tout de suite le côté pipe et coin du feu, on devine que sous les allures de boy-scout attardé se cache un homme prêt à tout pour parvenir à ses fins
Les gendarmes s'arrêtent à une vingtaine de mètres de l'entrée et leurs rangs s'entrouvrent pour laisser le passage à un commissaire de police suivi de deux inspecteurs à brassard orange et d'un huissier.
Le commissaire fait quelques pas et rappelle à haute voix les instructions qu'il tient du préfet. Arrêt immédiat du blocage des chaînes, ouverture des grilles, rétablissement de la liberté du travail et — mais ce n'est pas son domaine —, négociations à la clé.
— Surtout, insiste-t-il, cessez immédiatement les piquets de grève, vous avez dix minutes pour obtempérer
L'homme a sorti du sac deux grenades quadrillées qu'il dégoupille calmement avant de les jeter au milieu de la grande pièce. Puis il rejoint aussitôt ses camarades, le dos collé au mur épais. Les deux explosions sont fortes et rapprochées, la vieille bâtisse tremble un instant et l'écho se précipite dans les couloirs. Quand les premiers hurlements s'élèvent du gâchis qu'est devenue la cantine, les trois hommes sont déjà en haut de la grille, prêts à sauter vers la BMW garée à quelques mètres, le moteur ronflant. Pour eux, le moment tant attendu d'agir vient d'arriver.
Cinq jours plus tard, devant le refus de la direction de satisfaire un point précis de leur cahier des charges, les employés interrompent les négociations. Le lendemain l'entreprise est de nouveau occupée par des ouvriers beaucoup plus nombreux que la première fois. Un huissier vient constater la présence de piquets de grève, le tribunal est saisi mais le préfet hésite avant d'envoyer à nouveau les forces de l'ordre. « Situation bloquée », peut-on lire dans les journaux régionaux que s'échangent les hommes de garde en entamant leur troisième nuit d'occupation.