Cette semaine, la librairie Point Virgule a sélectionné pour vous trois romans parus en poche qui ont la particularité de mettre en scène des personnages principaux féminins.
- Les Optimistes, Rebecca Makkai, 10/18, 9,60
- Le silence d'Isra, Etaf Rum, Pocket, 8,20
- Les fleurs sauvages, Holly Ringland, Le Livre de Poche, 8,70
La peur a cela de particulier qu’elle bouleverse notre sens des priorités.
Pendant tant d’années, elle avait cru que si une femme était assez dévouée, assez obéissante, elle pouvait espérer gagner l’amour d’un homme. Mais à présent qu’elle s’était remise à lire, elle découvrait une nouvelle forme d’amour. Un amour qui naissait au fond d’elle-même, un amour qu’elle éprouvait lorsqu’elle lisait toute seule à la fenêtre. Et grâce à cet amour, elle commençait à croire, pour la première fois de toute son existence, qu’en fin de compte, elle valait quelque chose.
C’était un jour froid et nuageux, empli d’un parfum d’arbre humide et d’un faible relent difficile à cerner. Les gaz d’échappement, peut-être. Ou une odeur de chats errants. L’un des arômes de Brooklyn qu’elle sentait souvent au cours du trajet à pied, long de neuf blocs, entre chez elle et l’arrêt de bus. Il y avait un gobelet de café vide près du caniveau, en carton bleu et blanc, écrasé, souillé de boue. Elle lut la phrase imprimée en lettres dorées – RAVIS DE VOUS SERVIR ! – et soupira. Impossible de s’imaginer un homme avoir l’idée d’une pareille phrase. Non, c’était sûrement une femme qui l’avait trouvée.
- Les Contes des mille et une nuits. C'est celui que je préfère. (...)
- C'est plein de génies et de vizirs, des choses qui n'existent pas. Je préfère les histoires qui parlent de la vraie vie.
-Mais ça parle de la vraie vie, insista Isra. ça parle de la force et de la ténacité des femmes. Personne ne demande à Schéhérazade d'épouser le roi. C'est elle qui se propose, au nom de toutes les femmes, afin de sauver toutes les musulmanes en âge de se marier. Ces histoires qu'elle raconte pendant mille et une nuits, c'est la résistance. Sa voix est une arme, qui illustre le pouvoir extraordinaire des histoires en général, et la force des femmes en tant qu'individus. (p. 134)
Elle avait enfin compris. La vie n'était rien de plus qu'une méchante blague pour les femmes. Une blague qui était loin de la faire rire.
"tu sais ce que c'est ton problème ? reprit Sarah.
-Dis-moi.
-Tu ne lis plus.
Je n'ai pas le temps de lire.
- Eh bien, tu devrais en trouver, du temps. ça te ferait beaucoup de bien. " (...)
-Alors lis en secret, comme moi. Ce n'est pas comme ça que tu faisais, en Palestine ?
-Si." Isra se laissa brièvement séduire par cette idée, avant de la rejeter, et sa propre soumission à l'ordre familial la frappa. (p. 208)
Mais à présent qu'elle s'était remise à lire, elle découvrait une nouvelle forme d'amour. Un amour qui naissait au fond d'elle-même, un amour qu'elle éprouvait lorsqu'elle lisait toute seule à la fenêtre. Et grâce à cet amour, elle commençait à croire , pour la première fois de toute son existence, qu'en fin de compte, elle valait quelque chose. (p. 278)
Il est très difficile de trouver sa place dans le monde quand on ne s’est pas encore trouvé soi-même.
-ça n'a rien d'étrange, répliqua Sarah. Ce sont les personnes les plus seules qui aiment le plus lire.
- C'est pour ça que tu aimais lire ? Parce que tu te sentais seule ?
- Quelque chose dans ce goût-là. Sarah regarda de nouveau par la fenêtre. " ça été très dur de grandir dans cette famille, d'être traitée différemment de mes frères parce que j'étais une fille, de me réveiller tous les jours en sachant que mes perspectives d'avenir étaient si limitées. (...) c'était bien plus que de la solitude. Je me dis parfois que c'était aussi l'opposé, la sensation qu'il y avait trop de monde autour de moi, trop de liens imposés: il y avait aussi en moi un désir d'isolement pour pouvoir réfléchir par moi-même. (p. 231)
Isra baissa les yeux. Elle savait que Mama avait raison, mais elle ne parvenait pas à s'imaginer vivre en Amérique. Le problème c'est qu'elle n'avait pas non plus l'impression d'être à sa place en Palestine, où les gens menaient des existences prudentes, suivant les traditions à la lettre afin de ne pas être ostracisés. (p. 23)
INCIPIT
Je suis née sans voix, par un jour nuageux et froid à Brooklyn. Personne ne parlait jamais de ce mal. Ce n'est que des années plus tard que j'ai su que j'étais muette, lorsque j'ai ouvert la bouche afin de demander ce que je désirais : j'ai alors pris conscience que personne ne pouvait m'aider. Là d'où je viens, le mutisme est la condition même de mon genre, aussi naturel que les seins d'une femme, aussi impératif que la génération à venir qui couve dans son ventre. Mais jamais nous ne vous l'avouerons, bien entendu. Là d'où je viens, on nous apprenait à dissimuler notre condition. On nous apprenait à nous réduire nous-mêmes au silence, on nous apprenait que notre silence nous sauverait. Ce n'est que maintenant, bien des années plus tard, que je sais que tout cela est faux. Ce n'est que maintenant, en écrivant cette histoire, que je sens venir ma voix.