Assis sous le tilleul avec mon père,
nous lisons.
Je souligne une phrase de Neruda,
J'arracherai de mon cœur le capitaine de l'enfer.
J'aime souligner des phrases,
et lire auprès de mon vieux père.
Je rêvasse à ses côtés, me prélasse
au soleil d'automne.
Pieds nus dans le jardin
auprès de lui qui pose sur moi
un regard adouci
bienveillant,
un regard qui me dit d'être heureux
De préférer l'encre
au sang
Pourquoi écrire au passé ? Quand le présent s'offrait à moi, et qu'un véritable modèle vivant me tendait les bras ?
La douleur. Voilà la réponse. La douleur qui fait de soi un écrivain. Alors que la joie d'être père m'eût laissé sans voix, muet devant mon ordinateur, Frédéric me permettait de geindre, de crier, de me répandre. De me faire un sang d'encre avec lequel noircie la page blanche. De déposer ma croix sur le bas-côté.
" L'écriture est une mise à l'écart, et l'écrivain un anachorète qui, à mille lieues de tout enrôlement social , n'a qu'un credo : vivre dans l'angle mort du social et du temps .
Dans l'angle mort du monde " .........
Pascal Quignard .
S'en suivit un lâcher prise qui me fit du bien, mais qui demeura de courte durée. Trois jours enchantés au cours desquels son cœur, son esprit et son corps devinrent ma trinité. Mais je fus pris ensuite d'un brusque mouvement d'humeur contraire. J'aspirai brutalement, une fois de plus, à me retrouver seul.
J'avais le sentiment très net que qu'il n'était enveloppé d'aucune réalité. Ce type était un vagabond de lumière.
De retour dans le jardin, j’observai la fenêtre de la chambre
de Frédéric au deuxième étage de sa maison qui me faisait face
de l’autre côté de la rue. Ses volets étaient clos. La peinture
blanche s’écaillait sur la façade lézardée. Elisabeth, sa mère,
n’était pas rentrée. Elle devait être chez sa sœur, où, comme tous
les étés, elle partait deux à trois semaines, à Stockholm. J’étais
impatient de la voir reparaitre, de prendre le thé ou l’apéritif
en sa compagnie. A la suite de quoi, elle me laisserait, comme
depuis des années, monter seul à l’étage, pour passer un moment
dans la chambre de mon ami. Les clés étaient pourtant
en ma possession, ma mère disposant d’un double. Je pouvais
m’y rendre, de ce pas. Mais je n’aimais pas l’idée de pénétrer
dans le cœur vide de cette maison. J’avais essayé une fois, mais
devant la porte entrouverte, je n’avais pas pu faire un pas supplémentaire:
on n’est jamais vraiment certain d’avoir envie de
se recueillir devant une tombe vide. Et je n’avais jamais su,
s’agissant de Frédéric, si à l’étage de sa maison, se trouvait la
chambre d’un mort ou la tombe d’un vivant.
Voilà ce qui arrive quand on s’évapore dans la nature comme
il l’avait fait. Porté disparu depuis vingt-six ans
Je lançais déjà mon imagination vers la mer dans laquelle je me représentai en train de nager. J'étais saoul et exalté d'avoir retrouvé Patrick Defarge, bien conscient que s'il ne partageait pas ma souffrance, il avait du moins été des nôtres : le naufragé d'une enfance dans laquelle je n'en finissais pas de me noyer, incapable de comprendre que le monde était ma bouée.
En finir une bonne fois pour toutes avec la douleur. La sienne et la mienne. Avoir ce pouvoir. Oui, prendre cette femme dans la nuit sur le lit de Frédéric, et que Dieu nous rendit à notre dernier souffle, lassés que nous étions d'être plus souvent qu'à notre tour enlisés dans cette tourbe de l'existence, aussi déchus que des anges orgueilleux.
Quarante ans, bon sang de bonsoir, et je me tenais prostré à poil dans le noir comme Birdy dans sa cage, regardant le ciel par la fenêtre. Partir loin, ne plus jamais donner signe de vie. Disparaître, m'évaporer, comme Frédéric. Plus de femme, plus de fille, plus personne.
Mon ego démesuré allait être carbonisé, essoré, lessivé, ratiboisé. Je le pressentais. Mais je me devais d’admettre que je ne m’étais rarement senti aussi vivant, allongé dans le hamac du jardin, qu’en cette fin d’après-midi où je rêvassais à la capitale – sauf lorsque je vacillais sous la brûlure des baisers de Marie, quand elle murmurait à mon oreille : « Toi et moi, c’est à la vie à la mort. » J’avais commis un crime, songeai-je, j’avais bafoué les élans les plus nobles chez une jeune personne, les plus purs que le monde puisse offrir, chez une fille prête à tout, et même à donner sa vie pour moi. Peut-être la vie me punirait-elle – ou Dieu. On ne peut faire le mal impunément. Le salut se paye comptant. De quoi étais-je épris, si ce n’était de beauté, avec l’art comme moyen le plus sûr de l’effleurer ? C’est vrai que j’avais de la chance, mon père avait eu là une idée géniale, me prendre un billet pour la plus belle ville du monde. Et puis m’éloigner de mes parents était devenu salutaire. « Tu es une sorte d’esthète », me disait François. « Un aristocrate de la sensiblerie », disait encore Marie. Mais quand je me comparais à mes prochains, je n’étais pas pire qu’un autre. J’avais un bon fond. J’aimais Dieu, la vie, les gens, mais de façon ténue, homéopathique, à petites doses, non sans un certain flou. L’ennui m’était supérieur, et ce que je craignais le plus était de continuer de m’ennuyer après la mort.