Florence Colombani

Il ne fait aucun doute qu'il existe un monde invisible. Cependant, il est permis de se demander à quelle distance il se trouve du centre-ville et jusqu'à quelle heure il est ouvert.
(Dieu, Shakespeare... et moi)

Woody Allen garde de son passé de comique une familiarité avec la scène qui ressurgit dans son travail, d’autant qu’il ne cesse, au long de sa prolifique carrière, décrire des pièces. L’abondance des dialogues est le premier indice, mais pas le seul, de l’influence du théâtre sur son cinéma.

"Mes films naissent d'un rapport au monde fondé sur le cinéma plutôt que sur le réel. Il est évident que cela montre quelque chose de mon enfance, quelque chose d'assez triste;: à l'époque, j'ai passé beaucoup de temps à fuir la vie réelle au cinéma, jusqu'à devenir incapable de faire la différence entre l'un et l'autre."
p.13

L’histoire de Lana a fixé dans l’imaginaire des jeunes filles américaines ce que signifie être découverte. Pensez donc : vous êtes là, sans rien demander à personne, et un homme transforme votre destin d’un coup de baguette magique. Comme tout le monde, les sœurs Gardner ont lu dans les magazines ce qui est arrivé à Judy Turner, elles ont vu They won’t forget et rêvé d’être, elles aussi, une jolie fille en pull serré au comptoir d’un drugstore.

Une jeune fille aux longues boucles brunes plante son regard dans l’objectif. Elle porte un chapeau de paille, un ruban noué sous la fossette du menton. Elle ne sourit pas, en tout cas pas vraiment.

Moi, j'ai toujours détesté l'été, la chaleur, détesté le soleil. J'avais donc pris l'habitude de me réfugier dans les salles climatisées. Et parfois j'y allais quatre, cinq ou six fois par semaine, ou même chaque jour ; j'y dépensais tout mon argent de poche. Il y avait toujours un double programme. J'adorais ça ! Mais en hiver, en période scolaire, c'était autre chose ! On n'avait le droit d'aller au cinéma qu'en fin de semaine. Alors, généralement, j'y allais et le samedi et le dimanche, et parfois même le vendredi après-midi, en sortant de cours.

Woody Allne, entretiens avec Stig Björkman - 2002.

Et si l'on doutait encore que Jack ait été la véritable demoiselle en détresse de "Titanic",vient le moment ou on le menotte dans une salle réservée au maitre d'armes.
Soupçonné d'avoir dérobé le "Cœur de l'océan", le précieux diamant que Rose a reçu de son fiancé,le jeune homme reste sous la garde de Lovejoy,l'homme de main de Cal. Le voici donc au fond du bateau alors que le naufrage est bien entamé.
Une fois que Lovejoy l'a abandonné, histoire de sauver sa peau, Jack en est réduit à hurler "Est ce que quelqu'un m'entend ? A l'aide !" tandis que l'eau s'avance lentement dans le couloir . Nous sommes en plein film d'horreur : l'eau a remplacé le sérial killer et Jack Dawson, la jeune fille blonde qui hurle sa terreur . Le contraste physique est éclatant entre la vigueur de Kate Winslet qui avance dans le couloir submergé en s'aidant d'une hache et la fragilité de DiCaprio,enchainé, réduit à attendre le salut.

Grace à cette composition nuancée,James Cameron peut forger un couple comme il les aime, c'est à dire qui inverse les rôles traditionnels: dans "Titanic", c'est Rose qui est la figure virile tandis que Jack est un héros féminin. Tout commence dans la scène de la fête en 3eme classe,lorsque, face à 2 hommes qui s'opposent au bras de fer, Rose se propose de montrer ce qu'elle sait faire, se hissant sur l’extrême pointe des pieds laissant les hommes bouche bées.
Elle est aussi celle qui prend les initiatives dans le domaine amoureux . Par exemple,elle rejoint Jack à l'avant du bateau pour leur premier baiser, exige de lui qu'il la dessine nu "comme une de ses Françaises", court devant lui dans la salle des machines, puis l'invite à consommer leur amour sur la banquette arrière d'une Rolls.
Jacques a entrainé Fabrizio à bord du Titanic mais c'est Rose qui le conduit dans l'aventure amoureuse.
Leonardo DiCaprio pourrait dans ces scènes de la naissance d' un amour,retrouver son Roméo tout récent, d'autant que Cameron utilise à plein sa beauté d'ange blond,le nimbant à son tour de soleil couchant.
Or loin d'être l'image de l'amant idéal,Jack apparait comme un personnage chair et de sang, lorsqu'il se trouble,lui demandant de s'allonger "sur le lit" -et non sur le canapé-pendant une séance de pose... Dans l'étreinte amoureuse, c'est Jack qui tremble dans les bras de Rose et non l'inverse.

Le critique A.O Scott analysant pourquoi, malgré bien des nominations, le comédien (en 2015) n' a jamais remporté d' oscar, invoque avec humour "les factions hégéliennes " de l'Académie, qui pourraient le récompenser pour "la meilleure incarnation masculine de l'esprit du monde à l'étape actuelle de la dialectique historique".
C'est que tous ses personnages récents, de Hoover à Calvin Candie, de Howard Hughes à Jordan Belfort,sont quelques soient leurs failles ou leurs noirceurs morales- des mâles triomphants et des gagnants, "des dirigeants, des maitres de l'univers, des rois du monde .[...] M. DiCaprio utilise son charisme, son indéniable statut de star de cinéma pour explorer l'iconographie et la psychologie de ceux que nous avons pris l'habitude d'appeler les 1% ces derniers temps."

C'est que DiCaprio est à son meilleur lorsqu'il explore la noirceur humaine. "Gangs of New York" fait de lui un héros classique et réserve cette chance à Daniel Day Lewis-qui joue l'odieux Bill Le Boucher. Dans "Les inflitrés", le personnage est hanté par son secret mais s'avère infiniment moins complexe que les protagonistes d' "Aviator" ou "Shutter Island" . Quand à la psyché du Cobb d' "Inception", elle est le décor du film plus que son sujet.
Ne pas retenir ces films, c'est mettre en avant le gout manifeste de DiCaprio pour les ténèbres de l’âme. Son itinéraire profondément choisi, jamais subi-car DiCaprio n' a plus eu à connaitre les aléas de la vie d'acteur depuis l'age de 18 ans- est celui d'un acteur qui est à la fois la plus grande star de son temps et un authentique artiste.
"Les personnages les plus forts au cinéma sont ceux qui succombent à leurs parts d'ombre" nous disait il à propos du "Loup de Wall Street" .
Ce sont aussi ceux qu'encore et encore Leonardo DiCaprio interprète à l'écran,au point que sa filmographie, à l'orée de ses 40 ans,ressemble aujourd'hui à une mosaïque chatoyante de perversion, de folie, et de mélancolie.

Il y a un instant où les filles s'épanouissent en un clin d'oeil et deviennent des roses tout à coup. Hier on les a laissées enfants, aujourd'hui on les retrouve inquiétantes.

Dans le groupe à part que nous faisons, nous avons toujours de la peine et de l'arrachement à nous séparer, même pour peu de temps. Sur cette terre, ce qu'il y a de mieux pour nous, c'est nous. Il n'y a rien hors de cela : s'aimer.