Parmi nous, il y en a qui dessinent, il y en a d’autres qui bouquinent. Il y en a qui font des mots fléchés ou qui tapotent l’écran tactile de leur smartphone. Il y en a qui rêvassent. Il y en a même un qui roupille. Il y en a qui papotent, qui grignotent, qui… Ah ! Enfin, quelqu’un décroche, et me fait sursauter.
Ce coup-ci, une voix d’homme me perfore les tympans, à en faire grésiller mon casque.
– Oui ?
Un oui qui sonne comme un claquement de fouet. Un oui porté par un long soupir, du début à la fin, du O au I en passant par le U. Un oui qui veut déjà dire non. Significativement, sans même connaître l’objet de mon appel, le répondant me fait bien comprendre que je le dérange.
Je m’éclaircis la voix, de sorte à la rendre la plus suave, la plus accrocheuse possible, et je fais comme si j’étais la bienvenue au bout du fil.
– Allô, bonjour, monsieur. Mon nom est Romance Beaurevoir. Je suis enquêtrice à l’institut DTC Consumpting et, dans le cadre d’une étude sur la consommation des ménages, je réalise une enquête de…
– J’ai pas le temps !
Il le répète trois ou quatre fois de suite, comme si je n’avais pas compris, comme si j’étais sourde ou qu’il me prenait pour une demeurée, avant de me raccrocher au pif sans que je puisse en placer une.
Depuis le début du mois, Mortigan avait tué sept personnes, dont deux femmes. A la réflexion, il n'aimait pas tellement ça, tuer des femmes. Enfin, si, il aimait bien, mais il aimait un peu moins. Il aimait mieux tuer des hommes.
Il allait donc devoir tuer l’enfant de Marie-Neige, son grand amour, le seul amour de sa vie. Il allait devoir tuer cette jeune femme qui lui apparaissait, en ce radieux jour de mai, comme sa fille présumée.
De sang-froid. Sans états d’âme. Il n’avait pas le droit d’en avoir.
Il allait l’abattre, froidement. Sans se poser de questions. Sans pitié, ni scrupules, ni remords d’aucune sorte. Sans chercher à savoir pourquoi on le chargeait, moyennant finance, d’abréger la vie de cette jeune femme de vingt-trois ans. Il allait la tuer parce qu’on le missionnait pour ça. Et parce qu’on le rémunérait grassement.
Il pouvait se faire descendre à tout moment, il le savait, c’était le prix à payer quand on exerçait un métier à risques. Il savait que tout pouvait basculer, d’une seconde à l’autre, qu’il n’était pas à l’abri de dévisser son billard, demain ou après-demain, la semaine prochaine ou dans trois mois, d’une balle entre les deux yeux ou en plein cœur, un saut dans le vide camouflé en suicide, un accident de bagnole aux circonstances vaseuses, un empoisonnement déguisé en overdose. Ou défenestré, égorgé, torturé, trépané, gazé, peut-être même démembré. Ou au fond d’un fleuve ou d’un océan, les pieds coulés dans un bloc de béton armé.
J’ai passé des après-midis entiers auprès de lui, à lui remonter le moral, à le réconforter, lui répéter qu’un de perdu, c’est dix de retrouvés, même si, comme tout le monde, je sais que c’est des conneries, tout ça. Si je devais perdre Benjamin – je ne veux même pas y penser ! –, je n’aurais envie de rencontrer personne, encore moins dix mecs d’un coup. Je serais inconsolable, au bord du gouffre. Je serais tellement désespérée d’avoir à subir une vie entière sans lui que je deviendrais folle, c’est forcé.
Je veux boucler mes études avant, je veux attendre d’avoir mon diplôme. Je veux entrer dans la vie active, avant de faire un enfant. Et puis, j’aimerais qu’on voyage, qu’on profite. J’ai envie qu’on fasse tout ce qu’on ne pourra plus jamais faire avec un enfant, quand on devra régler nos horaires sur les siens, nos vies sur ses biberons, les couches-culottes, les premières dents, les nuits sans sommeil. Je n’ai pas encore vingt-quatre ans, j’ai la vie devant moi.
Marco ignorait donc si le voyage avait duré deux heures, quatre heures, six heures ou plus. Il était incapable de jauger s’ils avaient parcouru deux cents, quatre cents, six cents kilomètres, voire davantage. Tout ce qu’il retenait de cette traversée en enfer où il avait souffert de la faim, de la soif et de claustrophobie, c’est que ça avait été infiniment long et que, ça ne faisait aucun doute, il se trouvait très loin de chez lui.
Ivre de bonheur, il me prend dans ses bras et me serre contre son cœur. Les yeux baignés de larmes de joie, il pose sa main sur mon ventre et m’embrasse à pleine bouche. Puis il s’agenouille à hauteur de mon abdomen, l’entoure de ses bras puissants, enfouit son visage contre mon giron et le couvre de baisers, avec une douceur infinie, une tendresse éperdue.
– Je suis le plus heureux des hommes de la terre entière.
Tuer, c’était son gagne-pain. À son âge, il n’avait pas l’intention d’en changer. Ce mode de vie lui convenait. Il ne se voyait pas faire autre chose, il ne savait rien faire d’autre. Il ne savait faire que ça.
Tuer.
Certes, Mortigan tuait par habitude et par nécessité, pour gagner sa vie, mais aussi et, avant tout, par goût. Par pur plaisir.
Il aimait son métier. Il aimait tuer.
Marie-Neige.
Il l’avait rencontrée au casino d’Enghien, aux machines à sous. Marie-Neige était hôtesse, elle avait à peine vingt ans. Ils étaient jeunes, elle était belle comme un astre, belle à en crever. Ils s’étaient aimés, à en perdre la raison. Ils s’étaient aimés dès l’instant où leurs regards s’étaient accrochés, dès les premiers mots qu’ils avaient échangés. C’était en été.