Le sort désigna l’Héritier en premier. Je lus dans les yeux de chacun que nous y avions tous vu là un bon présage, mais qu’aucun d’entre nous ne le dirait jamais. Nous nous revendiquions, pour la plupart, anti-superstitieux, pour autant, nous ne voulions pas contrarier le sort en le clamant haut et fort à cet instant précis. Ce qui fait la beauté de la vie, c’est qu’elle nous apprend à assumer nos contradictions. Quand nous acceptons de les assumer, bien sûr !
S’ils connaissaient mon existence, les parents de Martial ignoraient à peu près tout de moi, préférant attendre de me rencontrer pour qu’on puisse nous poser toutes les questions qui nous viendraient à l’esprit. Aussi, j’en savais très peu sur eux. Si ce n’est que sa mère était d’origine normande, que son père venait de Côte d’Ivoire et qu’il était resté en France après la guerre pour épouser la jeune fille qu’il avait mise enceinte et dont il était fou amoureux.
Martial avait été l’enfant qui avait permis à son père de ne pas retourner dans ce pays où il n’aurait été qu’un indigène parmi des millions, une sorte d’esclave dont on refuse d’avouer l’état. En France, la possibilité d’une vie meilleure s’ouvrait à lui. Sans Martial cette vie n’aurait même pas pu être envisagée. Ses parents lui en avaient toujours été reconnaissants. Ce n’est pas son statut d’aîné qui lui avait attribué cette place particulière dans sa fratrie, c’était parce qu’il resterait à jamais l’enfant qui avait permis que tout ceci soit possible.
Quand on est intimement convaincu que la vie s’achève avec la mort, qu’il n’y a rien après, ni paradis, ni enfer, on profite de chaque instant, malgré les contingences, malgré les souffrances et on est plus attentif aux autres, plus ouvert. En tous cas, c’est ainsi que nous étions, que nous sommes toujours.
J’avais franchi une première frontière, je le devais à Jimmy. Jimmy qui m’appelait Princesse et se comportait en parfait chevalier, en seigneur. Quand il put sortir son doigt humide, il prit sa voix la plus douce, un peu plus grave que d’ordinaire, mais moins puissante, ce qui accentue la mélodie de son accent. Sa voix de conteur cévenol, comme je dis. Ce qui le fait râler. Pourquoi « cévenol » ? Parce que ça le fait râler, pardi !
– À l’époque des premiers propriétaires, il y avait toute une armada de serviteurs, à chacun était affectée une tâche particulière.
– Un peu comme mon père en Côte d’Ivoire ?
– Exactement ! Figure-toi qu’il en était un, tout spécialement chargé d’apporter un plateau sur lequel se trouvaient quelques flacons et une petite spatule en or. Le serviteur recueillait sur le doigt du vicomte « la première jouissance d’une pucelle » avec laquelle on préparait un philtre d’amour très puissant. Le maître tirait ce cordon et…
Je n’en revenais pas !
– C’est vrai ?!
– Non, mais ça devrait !
C’est vrai qu’il est très savant, bien plus que moi, dans beaucoup de domaines, mais sur d’autres… J’en ris encore ! On était sur son lit à s’embrasser. Ça me fait toujours le feu d’artifice. À ses gestes, à ses caresses, à son regard, je voyais bien à quoi il pensait. J’en avais envie, mais les Anglais ont débarqué cette nuit et quand je lui ai dit, il m’a regardée comme s’il me croyait folle. « Mais Louise, ça fait plus de quatre mois que le débarquement a eu lieu ! » Qu’est-ce que j’ai ri, bon dieu, qu’est-ce que j’ai ri ! Je lui ai expliqué ce que ça voulait dire et il a ri avec moi. Je lui ai demandé comment il dit, il m’a répondu « Je ne le dis pas parce que ça ne m’arrive jamais ». Il m’a demandé si je voulais quand même passer ces quelques heures à ses côtés. Je l’aurais embrassé ! D’ailleurs, je l’ai embrassé.
Je me sentais comme un bateau en papier que je ne pouvais diriger au milieu d’un océan de plaisir, à la merci de ses vagues. Quand il arracha sa bouche à mon sexe, je fus propulsée dans la réalité, dans cette clairière ensoleillée, entourée des personnes que j’aimais le plus au monde.
J’ai appris le plaisir d’apprendre, celui de partager mes découvertes, mes savoirs, j’ai appris la curiosité, j’ai appris la souplesse, je veux dire de ne pas rester ancrer dans mes convictions, dans mes certitudes si j’étais dans l’erreur, de ne jamais rien tenir pour acquis.
Tu n’es ni une fille perdue, ni une catin ! Ma Rosalie, tu vas offrir du bonheur, du plaisir à d’autres et tu vas en prendre, tu ne perdras rien ! Et certainement ni mon amour, ni mon respect ! Mais toi, en as-tu envie ?