Ces gens avaient constitué une élite, un groupe d’utopistes visionnaires qui jamais, du moins en public, n’avaient admis éprouver le moindre doute, la plus infime hésitation quant au bien-fondé de leur mission. Ils avaient impitoyablement combattu l’erreur et l’hérésie qui menaçaient de corrompre de l’intérieur leur aventure en terre sauvage. Ce faisant, ils avaient présidé à l’instauration d’un code de comportement qui faisait de toute révolte, de toute conduite antisociale, voire de simples déclarations irrévérencieuses, de véritables crimes. Il y a plus : insistant sur la nécessité de bâtir une « cité » accomplie, ils avaient établi, dans les faits, un système de « double justice ». Deux poids, deux mesures, en effet, puisque ceux dont la réussite matérielle avait prouvé le dévouement à la construction de la cité étaient traités avec plus d’indulgence que les ratés. Système de justice fondé sur une philosophie fort simple : « Les riches méritent leur richesse, les pauvres ne sont que des fainéants. »
C’est surtout en manipulant la définition du crime et en maîtrisant le système de justice criminelle que la nation américaine a été en mesure de faire face à bien des problèmes. Car les cours n’ont pas à connaître seulement des crimes les plus évidents, tels que meurtres, vols et escroqueries, mais aussi des relations de pouvoir perpétuellement changeantes entre les individus – sexualité, offre et demande d’emploi, structures familiales – qui sont, en dernier ressort, codifiées par le droit et la jurisprudence criminels.
Voleurs et pickpockets étaient généralement fouettés et marqués au fer rouge, sur le pouce, le front ou la joue, de la lettre « T », puis contraints de rembourser les objets volés, parfois au double ou au triple de leur valeur. Les ivrognes, quant à eux, étaient plus rarement condamnés à la flagellation ou à l’emprisonnement : la plupart du temps, dans l’espoir de les réformer en leur faisant honte, on se contentait de leur infliger une amende et d’exiger d’eux une déclaration de repentir publique, faite à l’église.
Dans une société injuste, la criminalité est une forme de révolte individuelle. Sans prétendre changer la société, elle est du moins considérée comme moralement justifiée par les membres du groupe social dont le criminel est issu. La société des puritains de la deuxième génération était politiquement et économiquement injuste. Et la criminalité tendit tout naturellement à refléter cette injustice.
Il n’y a pas si longtemps, le mari avait parfaitement le droit de battre sa femme, privilège domestique dont les tribunaux n’avaient pas à connaître, et, à l’époque coloniale, une femme qui battait son époux pouvait être jugée pour félonie.