[...] ... La publication de son premier roman (le 25 février 1926) survint donc au moment où Faulkner travaillait un matériau plutôt minable et morbide, peu fait pour faciliter ses rapports avec sa famille et ses concitoyens. Alors même qu'il se faisait une notoriété locale d'auteur de roman, de quelque chose de nettement plus substantiel que ce qu'il avait écrit jusque là, il vivait au milieu d'observateurs hostiles. Murry - le Murry de l'écurie de louage [appartenant au père de Faulkner] et de l'épicerie-quincaillerie - refusa de lire un livre qu'il jugeait pornographique. Comme Maud [= la mère de Faulkner] d'ailleurs, qui pourtant ne doutait pas du talent de son fils. Il y avait trop de sexe là-dedans, trop de sous-entendus et d'intrigues secondaires, pas assez de respect pour des sujets auxquels il valait mieux ne pas toucher.
"Monnaie de Singe" [= titre du premier roman de Faulkner] mettait au jour l'hypocrisie ou les hésitations des personnes les plus proches de Faulkner. Mais la fraîcheur des réactions se manifestait ailleurs aussi : la bibliothèque de l'université du Mississippi refusa le roman lorsqu'il lui fut offert par Phil Stone [= ami et "découvreur" de Faulkner]. Faulkner s'y attendait sûrement car il était déjà reparti pour La Nouvelle-Orléans, où il s'installa avec Spratling [= peintre et ami de l'écrivain] au 632 St Peter Street. Même si Maud devait nuancer par la suite son attitude parce qu'elle voulait continuer à croire en son fils, cet accueil constituait un avertissement : Faulkner savait à présent qu'il lui faudrait naviguer en des mers hostiles, même s'il commençait à se poser en rival de Stark Young [= célèbre auteur sudiste de l'époque] pour le titre de plus célèbre rejeton d'Oxford. Les premières études sur Faulkner, qui le montraient en parfaite osmose avec Oxford et le comté de Lafayette, ou les analyses qui voulaient faire de lui une partie intégrante du monde qu'il décrivait, se fourvoyaient.
Faulkner devenait Sisyphe - il pouvait poursuivre son ascension mais Oxford lui préparait une sérieuse dégringolade. Sa transcription de la ville et du comté dans son Jefferson et son Yoknapatawpha ne lui vaudrait ni le respect, ni l'admiration, mais la haine et même les insultes. Stark Young était l'enfant prodige - on pouvait l'honorer de loin. Faulkner, lui, vivait sur place, appartenait à une famille très connue - et beaucoup voyaient en lui de la mauvaise graine, l'héritier d'une branche opportuniste, violente, fruste. Comme Thomas Wolfe avec son portrait trop fidèle de la famille et de la ville, Faulkner se trouvait pris entre deux feux : s'il idéalisait la ville, il trichait avec sa manière de voir et de sentir les choses et les gens ; s'il était fidèle à lui-même, il s'attirait obligatoirement la rancune de la ville et du comté. S'il écrivait des romans que sa famille et ses concitoyens étaient capables d'accepter, il se trahissait lui-même et reniait tout le milieu artistique qui lui avait donné sa force. Mais en restant loyal aux idées du milieu dans lequel il avait vécu à La Nouvelle-Orléans et qu'il avait pressenties à Paris, il ne pouvait qu'accentuer sa marginalité d'Oxfordien. ... [...]
[...] ... Quand Faulkner était né, les batailles avaient été livrées, mais la guerre continuait ; les récits qui lui avaient été transmis faisaient de lui un élément vivant de la saga familiale. [Le général] Grant avait décidé de gagner la guerre en exerçant une pression inexorable sur l'armée de Lee du nord de la Virginie et l'avait finalement obligé à capituler. Mais les années qui avaient suivi ressemblaient à ces ultimes combats - des années où les escarmouches avaient remplacé les victoires décisives, des décennies où les offensives menées sur le flanc ne cessaient de mettre à mal les lois et la constitution du pays. Le Sud sortit vainqueur de ces lendemains, en particulier avec le compromis de 1877 qui mit fin à la Reconstruction militaire et retirait du Sud les dernières troupes fédérales ; mais le Sud perdit beaucoup dans cet effort pour restaurer le statu quo. Faulkner vécut soixante-quatre ans, assez longtemps, en fait, pour voir un siècle entier de conflit. Les luttes pour les droits civiques des années 1950 se situaient dans le prolongement des luttes de l'avant et de l'après-guerre de Sécession des années 1860 et 1870.
Sa réaction alimenta sa fiction. "Descends Moïse" fut sa dernière grande réponse à l'Amérique des cent dernières années, le territoire que couvrait sa vie de romancier. Lorsque nous parlons de l'"imagination" de Faulkner, nous faisons allusion à quelque chose de plus compliqué que chez n'importe quel autre romancier. Son imagination - ce qui lui appartenait en propre et pas à ses premiers emprunts - baignait dans l'histoire et le processus historique, d'une manière très différente de ce qu'on observe chez Hemingway ou d'autres contemporains. Malgré leur ancrage socio-politique, l'histoire ne représentait pas la couleur longue de leur jeu. Faulkner, lui, était né dans l'histoire - pas uniquement dans une communauté possédant des valeurs qu'il avait assimilées, mais dans un processus historique qu'il pouvait à la fois refuser et absorber. Il est le plus historique des grands écrivains américains : par ses techniques, il rompait avec le passé, alors même que ce passé revêtait pour lui une importance capitale. ... [...]