Depuis qu'elle n'est plus là, je suis un frêle esquif, une ombre abîmée, une coque vide quibderive sans cap. Depuis ce jour, je suis devenu quelqu'un d'autre. Autre chose.une ombre... là nuit venue, le noir envahit la pièce et laisse apparaître, tapi dans les ténèbres, ce grand-père au regard placide qui me glace le sang.
Ce soir, il frappe pour enhardir tes instincts carnivores. Hier, il a molesté tes désinvoltures provocatrices à l’école pour encourager ta discipline. Le plus souvent, il grommelle sans prévenir. La moutarde lui monte au nez d’un coup. Il a l’affection des hommes de ta famille. La colère lui chatouille la moustache pour une raison anodine et jaillit. Son coffre se fend alors de rage et crache des aboiements sauvages. Les cris soumettent à l’instant. Ses mains, elles, s’agitent, donnant la mesure aux grondements, et finissent par s’abattre, laissant sur le corps une marque éphémère et dans l’esprit une empreinte indélébile. C’est ça, le courroux de ton père.
Les couloirs de l’école fleurent bon la cire et la lavande. La classe embaume l’alcool des polycopiés et le feutre d’ardoise. Tu es aussi sensible à la fragile douceur de Gaëlle qu’à l’espièglerie sauvageonne de Sophie. Tu admires la chevelure dorée de la première, la profondeur de son regard, la finesse de ses traits, la pâleur de son écaille. Tu contemples la crinière brune de la seconde, la beauté de son sourire, la rondeur de son visage, le teint mat de son écorce. La rectitude des mouvements de Gaëlle. La grâce des gestes de Sophie. Le parfum de violette qui habille la première, les fragrances de rose qui déshabillent la seconde.
Tu ne sens plus ni l’odeur de résine sous les pins, ni la caresse du vent sur ta nuque, ni la tiédeur du soleil sur ta peau. Tu n’entends plus ni le chant des tourterelles, ni la cloche de l’église, ni la ritournelle des rouleaux qui s’écrasent sur la plage. Tu es habité d’une honte coupable qui t’éloigne inexorablement de l’enfance. Tu nourris les fringales compulsives qui t’assaillent. Tu exauces tes boulimies gloutonnes en t’empiffrant sans plaisir. Tu chasses tes monstres pour quelques heures seulement.
Deux ans que tu as investi cette ville noire et caverneuse, cette prison de pierre et d’asphalte. L’agitation y est constante et le bruit ne cesse qu’au milieu de la nuit pour reprendre au petit matin. Aux fragrances des lilas à l’aube de ton enfance s’est substitué l’empyreume grisâtre des trottoirs qui distille aux premières lueurs du jour les crachats, la pisse et le vomi. Au milieu de cette puanteur, seul subsiste le parfum de Lili.