Il y a douze ans, un « accident de la vie » m’a fait prendre entre quinze et vingt kilos en très peu de temps. Mon envie de manger était inextinguible, effrayante. Elle ne s’éteignait jamais. C’était comme un immense brasier qui me ravageait de l’intérieur.
Cet incendie, que j’ai fini par maîtriser, m’a laissée en friche pendant très longtemps.
Une souffrance dérisoire, comparée à ce qu’a vécu Gabrielle Deydier. Dans On ne naît pas grosse, la journaliste raconte l’enfer de l’obésité dans lequel elle a glissé dès l’âge de huit ans.
Un enfer aux multiples facettes : peser 150 kilos pour 1,53m, c’est déjà très difficile à vivre en soi. Mais au-delà du mal-être physique, au-delà de l’impuissance que l’on éprouve face à une prise de poids incontrôlable, ce qui tue, ce sont les mots.
Les regards. Les brimades. Le mépris. La culpabilisation. L’indifférence. La cruauté.
Si vous pensez que j’exagère, je vous invite à lire le témoignage de Gabrielle Deydier, qui commence de la sorte : « Tu me dégoûtes, sale grosse. J’ai envie de vomir quand je te vois, biggie ! » Ça, c’est une Américaine hystérique qui agresse l’autrice dans une auberge de jeunesse.
Hélas, la violence n’est pas l’apanage des décérébrés. Au collège, l’infirmière assène à Gabrielle : « Certains de tes camarades ont signalé à ton professeur principal que tu sentais très mauvais (…) Est-ce que tu nettoies tes bourrelets correctement ? Ils cachent peut-être des mycoses odorantes… »
Dans les cabinets médicaux, ce n’est pas mieux : « Je me souviens aussi de ce gynécologue qui m’a demandé ce qu’il pourrait bien voir au milieu de tout ce gras ; de cet échographe qui m’a dit que je lui faisais perdre du temps tout en creusant le trou de la Sécurité sociale », témoigne l’autrice.
Dans « On ne naît pas grosse », Gabrielle Deydier règle ses comptes avec tous ceux qui lui ont fait du mal, en la blessant, en lui diagnostiquant des maladies dont elle ne souffrait pas, en lui prescrivant des traitements et des régimes qui ont aggravé son obésité, ou en lui promettant des miracles grâce à la chirurgie bariatrique, un éventail d’interventions très lourdes et aux bénéfices pour le moins incertains.
Mais cet ouvrage n’est pas qu’un réquisitoire contre un monde qui déshumanise et stigmatise les gros. C’est aussi un salutaire travail d’introspection, qui remonte aux origines de l’obésité dont souffre la journaliste, et un manifeste pour la réconciliation avec nos corps féminins, avec notre image constamment distordue, malmenée par des injonctions toxiques et pernicieuses.
Distillée dans les magazines féminins, la haine de soi peut aussi être inoculée par une mère qui se trouve laide, s’affame en permanence, se nourrissant « à travers les autres », comme celle de Gabrielle Deydier. Une mère qui transmet à sa progéniture « la détestation d’être une femme. Après chaque grossesse, elle a pleuré d’avoir enfanté des filles : elle-même déteste en être une. Elle rechignait à nous pomponner ou nous faire des coiffures. Pour elle, la féminité n’était qu’un lot de mauvaises nouvelles. »
On ne naît pas grosse. On ne naît pas avec une estime de soi ravagée. On ne naît pas amoindrie. On le devient, à cause d’une éducation misogyne qu’il faut combattre férocement.
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