La Maison de Personne
le berger aveugle
En quel jardin peser l'ombre d'une rose ? La
bonté de Là. Ici, presque absente.
J'existe, parfois. Nulle dans le parfum d'une rose
(dit la rose)
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Qui frôle les limites ?...
Qui frôle les limites ?
Le soleil aussi glouton qu’une sangsue
Moteur subtil
Épargnant la consommation de
Diesel — ou la raisonnable
S’appropriant les vertus de la nuit
Dans le défouloir du dormeur
— Où nous nous parlions —
Les réalités se ramassent
En plein jour de la nuit
le halo des êtres et des choses, la compassion des anges, le silence humide du petit matin, le bruit d'un moteur et que sais-je, le tissu grossier de la robe d'une passante, l'irrémédiable désir de durer, la honte du pain mal coupé,… La mélodie du bonheur envahit les maisons, fouille les bagages des absents, pleure sur les absents, pèse l'ombre des absents, caresse le souvenir des absents, voudrait toucher les absents, les embrasser, les aimer,… La mélodie du bonheur accepte la solitude, la violence des hommes, les nuits d'insomnie, les sentiments désuets,… La mélodie du bonheur n'affecte en rien l'ordonnancement du monde
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rentrer en soi, rentrer dans la source, rentrer dans le galop du cheval, rentrer dans la preuve, dans l'épreuve, rentrer dans la parade amoureuse du cygne, rentrer dans le poème du bonheur, rentrer en soi, rentrer dans la lumière de Vermeer. Il vient à nous, à notre rencontre, il vient intact, il vient à nous, il rentre en nous, il nous atteint, il nous prend par la main, nous montre la voie, il est la lumière, il est Vermeer, il est le chant des adieux, le refuge des âmes mortes qui ne meurent jamais, il est celui qui rentre, il est le désespoir, le désespéré, le désespérant, le mourant, il est le temps mort, le destin, le désir de ceux qui attendent, il est l'illusion d'un monde parfait, il est celui qui rentre, il est celui qui a pitié du monde, il est celui qui se tait, celui qui danse avec le monde, il est la rumeur des choses sans importance, il est l'inséparable compagnon de la mélodie du bonheur, il est la sonnerie du téléphone
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quel est ce bruit ? C'est le froissement d'une robe,
c'est le silence du fond des choses, c'est le chant
du frigidaire, c'est le grincement d'une plume
Ballon, c'est le remuement des lèvres de Bérénice,
c'est la présence d'Anselm Kiefer. Quel est ce
bruit, quel est ce mot dévalant la montagne, quelle
est cette nuit sans provenance, quel est ce bruit
dans l'arbre voisin, quel est ce bruit aux contours
incertains ? C'est un baiser, c'est l'offrande du
visiteur, c'est le chant du monde, c'est l'éter-
nuement d'un ange égaré
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une tache dans l'aube, dans le jour, dans le fond
des choses, sur l'autre rive, dans la paume de ma
main, dans l'angle mort du paysage, une tache
peinte, une tache presque nue, une tache de
lumière, une pensée étonnée d'être là, sordide,
apaisante, une tache… le visage de l'aimée, le
silence des dieux, une sonate improvisée, l'odeur
des confitures, un jour de pluie, le camionneur
rêvant avec ses maisons, une erreur de jugement,
la bêche du jardinier, une tache… un papillon posé
sur un livre de Georges Perec
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celui qui aime
volets clos pierre du pays ce langage
que ceux-là ne parlent pas – ne parlent jamais
ils disent volets pierres pays, en murmurant
mais
se comprennent – comprennent
abeille cendre gel vol d’oiseaux
cloche du soir du labeur cloche brisée
le petit garçon est mort, le vieux s’en va
la vie : continue le champ attend
celui qui aime
parle à voix basse : ciel gris nuit de veille fuite
grive lièvre et fougère cachent
celui et forêt et rivière.
Ils se comprennent
celui est roi en terre royaume étrange
étranger ne cherche pas : derrière chaque crête
une vie de broussailles un rythme de vie pour
celui qui aime
(celui qui aime)
l'incertitude de la route, l'incroyable incertitude
de la route, l'effacement de la route, les errements
de la route, l'incertitude, l'inexistence, les illusions
des hommes, les banalités des hommes, le souvenir
de quelques jouets cassés, le souvenir d'une bou-
cherie noircie par les vents, le souvenir d'un
oiseau blessé, le souvenir d'une machine à vapeur,
l'absence de projet, le souvenir des prés de l'ombre,
d'une neige sale, le souvenir de la princesse des
amandiers, la tristesse des vivants, la sérénité
des âmes mortes,…
la descente, la descente au paradis, le verdict,
l'ensoleillement, les accordailles, le verger de
Sion,… la vallée heureuse de nul Jourdain
(descente de Sion)
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sur le bord de la fenêtre le géranium veille, le géranium attend, le géranium se consume. Sur le bord de la fenêtre le géranium occupe l'espace du géranium, sans plus. Le géranium ignore tout du mal de dents, de la turpitude des hommes, de la pureté des anges. Le géranium traverse le jour et la nuit, les rumeurs du lointain et les pensées qui lui viennent sans raison. Le géranium évite le jour, la nuit, les rumeurs, les pensées, le géranium se suffit, le géranium rentre en lui-même, le géranium quitte le géranium, le géranium rejoint une mélodie anonyme, le géranium connaît de la plénitude
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la prière du poète, le doute du poète, la fuite du
poète, la mort du poète. En ces jours blancs, à
l'écoute, toujours à l'écoute, à l'écoute du chant
des os, du chant des villages austères, du chant
des engins mécaniques, en ces jours obscurs, à
l'écoute des défunts, des disparus, à l'écoute de
la Borgne enroulée dans les chairs de l'eau, en
ces jours d'acier, en ces jours de charogne, en ces
jours séchant sur le fil du brouillard, le poète prie,
le poète aiguise les mots, le poète empaille une
mélodie de mots
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