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Citations de Gérard Guest (38)


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Le langage : miroir du monde
Ce que le linguiste ou le philosophe du langage, mais aussi le
métaphysicien et le savant (et le professeur de philosophie !) — probablement
aussi le simple lecteur, voire le critique littéraire et l’écrivain de notre temps —
sont sans doute seulement en droit d’attendre de Wittgenstein, ce n’est pas tant
la mise à leur disposition d’un attirail méthodologique, ni d’un quelconque
appareillage théorique de concepts supposés devoir être d’ores et déjà
opératoires, concernant la tâche difficile et de longue haleine de la description
des faits de langage. C’est bien plutôt toute une inspiration possible concernant
la prise en considération de la diversité inextricable d’aspects sous lesquels cette
tâche indéfiniment recommencée peut encore être entreprise et menée à bien à la
faveur d’un regard neuf. Il importe pour cela de prendre patiemment la mesure
de la véritable mutation survenue dans le « mode de considération » du langage au cours du cheminement accompli par Wittgenstein, depuis la « logique »
philosophique du Tractatus jusqu’aux « remarques grammaticales » de la
« grammaire philosophique des jeux de langage » propre aux patientes
investigations des Inédits.
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3/ Il faut parler dans toutes les langues

À Ligne de risque, vous vous voulez « témoins » de la parole. Aucune objection, sauf qu’en grec « témoin » veut dire martyr. « Je ne crois qu’aux témoins qui se font égorger », dit Pascal. En ce qui me concerne, je reste zen sur la corrélation entre la messianité et la croix. Si le déploiement à partir de la parole est une nourriture spirituelle, il peut aussi se transformer en poison. Cela s’est vu, cela se reverra. Une tendance au martyre, telle est la forme la plus toxique de l’empoisonnement. J’aime beaucoup cette proposition de Joseph de Maistre : « Celui qui ne comprend rien comprend mieux que celui qui comprend mal. » C’est un énoncé profondément catholique, et qui ne peut qu’apparaître pénible à une oreille actuelle. Et pourtant, la formule est illuminante.

La plupart des individus sont rivés à leurs ordinateurs pour effectuer des transactions, certainement pas pour écouter la parole. Mais cette occupation des corps par le réseau est aussi une chance. D’un côté, elle oblitère la parole, de l’autre elle indique le lieu même de l’impossible. Il n’y a de langage véritable que par rapport à une écoute. Et pourtant, il ne faut pas négliger ce que Heidegger appelle le « tracé ouvrant » de la parole, qu’il lie à ce qu’il nomme une « monstration appropriante ». Ça parle et ça voit simultanément. Plus ça écoute, plus ça voit. Nous sommes là très loin de l’industrie du spectacle. Il ne me paraît pas nécessaire de récuser la représentation. On peut l’utiliser avec profit, la retourner. Pour le reste, vous constatez comme moi qu’elle se dirige vers sa décomposition, que ce soit en art, en politique, en philosophie. A ce propos, j’aimerais vous parler d’un texte : Sur la Madone Sixtine, écrit par Heidegger en 1955, et traduit par Matthieu Mavridis [7]. Dans ce texte, celui que vous appelez le Souabe établit la différence essentielle qui existe entre un site et une place . Le tableau de Raphaël se trouve dans un musée à Dresde, mais il était auparavant au fond de l’abside de l’église San Sisto de Plaisance. Il ne s’agissait pas d’un « tableau », mais d’une fenêtre peinte, située entre deux fenêtres réelles de même taille que l’oeuvre. Cette fenêtre « était, c’est-à-dire elle reste, à travers sa métamorphose, un déploiement de figuration unique en son genre ». Elle a une place dans le musée, mais elle a perdu son site. « Métamorphosée, quant à son déploiement, en "oeuvre d’art", la figuration est en errance ailleurs que chez soi. Pour le mode de représentation muséal, qui garde toute sa nécessité historiale propre, ainsi que son droit, cet ailleurs ne peut que rester inconnu. Le mode de représentation muséal nivelle tout dans l’uniformité de l’"exposition". Là, il n’y a que des places, pas de site. »

La Madone Sixtine montre la Vierge Marie tenant dans ses bras son Fils, qui est aussi le Verbe de Dieu, donc son créateur et son Père. Que tout ça fasse image tient à la spécificité du catholicisme romain, à son immense humour. Heidegger commente ainsi — « Dans la figuration, en tant qu’en cette figuration a lieu le paraître du dieu se faisant homme, a lieu cette transformation qui vient à soi sur l’autel en la "transsubstantiation", c’est-à-dire le coeur même de la messe comme célébration. » Ainsi, ce tableau renvoie à ce qui a lieu au cours de la messe catholique, et qui par définition n’est pas représentable mais offre à la représentation son site. Heidegger précise : « La figuration n’est pas une copie, elle n’est pas même seulement une symbolisation de la sainte transsubstantiation. Elle est le paraître du jeu d’espace-et-temps, entendu comme site où le sacrifice de la messe est célébré. »
Nous sommes là tout près de ce que Heidegger appelle une « monstration appropriante » au service du « tracé ouvert » de la parole. La Madone Sixtine vue dans un musée et contemplée dans son site, ce n’est pas du tout la même chose. Aujourd’hui, l’histoire de l’art, tout le monde s’en fout. A la limite, on pourrait prendre les collections de Peggy Guggenheim ou de François Pinault, et les foutre dans la lagune, à Venise. San Giorgio resterait impassible devant cet acte de vandalisme salubre.
Tout cela se tient : parole, « sessualité », « monstration ». Le Spectacle requiert l’ensemble de la communication comme force de travail pour en dégager la plus-value en rapport avec les marchés financiers. Qu’il s’ensuive une laideur généralisée dans ce qui subsiste de la représentation artistique, que cette laideur soit de plus en plus agressive, et même pathétique, ne doit pas nous surprendre. Encore moins nous scandaliser. Un certain fou rire silencieux est ici de mise.
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2/ Il faut parler dans toutes les langues


L’existence d’un pape, en ce commencement du XXIe siècle, ne va pas de soi. La continuité du trône pontifical, par-delà les Temps modernes, revêt un caractère étrange et presque miraculeux. Avant les bouleversements du XXe siècle, il y a eu la Révolution française. On connaît le sort que Napoléon a fait subir à Pie VII. A ce moment-là, on pouvait penser que la papauté relevait d’un monde défunt. Joseph de Maistre a raison d’écrire, en 1810, cette phrase, à la fois lapidaire et juste : « La résurrection du trône pontifical a été opérée contre toutes les lois de la probabilité humaine. » Ces lois postulaient en effet l’évacuation du Pape. On en avait fini avec ce personnage encombrant. Et pourtant, ça continue. Nous avons même eu un pape guerrier, dont l’action géopolitique est en partie à l’origine de l’effondrement du Mur de Berlin. Je parle de Jean-Paul II, bien entendu. Mais il n’y a pas que ce pape-là. A travers la personne de Benoît XVI, toute la succession apostolique se tient devant nous, comme un défi au monde.

Que veut dire le Pape lorsqu’il évoque, dans son Jésus de Nazareth, une « plus-value intérieure de la parole » ?
Marx, quand il invente la plus-value, est très fier de son concept. La plus-value comme sur-travail lui semblait une grande avancée théorique, permettant de mettre au jour les soubassements de l’économie capitaliste. La plus-value, en termes marxistes, détermine la valeur du sur-travail. De quoi s’agit-il ? Eh bien, il s’agit d’un travail non payé, accompli par le travailleur au profit du capitaliste. C’est donc la base même de l’accumulation du capital. La valeur du sur-travail est égale à la quantité de travail moyen incorporé dans le sur-produit. Au travailleur, la société capitaliste achète sa force de travail. On rémunère celle-ci juste assez pour qu’elle se reproduise. Ce qui n’est pas payé au travailleur, c’est la plus-value. Sans elle, impossible d’accumuler du capital. Au XIXe siècle, les choses fonctionnaient ainsi. Mais la situation a changé. Il n’y a plus de « bourgeoisie », et la rotation du capital est prise dans la mise à disposition générale de tout l’étant, y compris de la parole .
Alors, pourquoi Benoît XVI reprend-t-il à son compte un terme de la casuistique marxiste ? Et pourquoi l’applique-t-il à la parole ? Peut-être veut-il dire, en affirmant l’existence de cette « plus-value intérieure », que la parole est devenue prolétaire ? Dans ce cas, quelle part de son travail échappe à une rétribution ? De toute façon, lorsque le Pape émet l’hypothèse d’une plus-value de la parole, il reste pris dans les limites de la métaphysique. En effet, le déploiement de la parole n’a rien à faire avec la valeur, sous quelque forme que ce soit. Car la valeur est engrenée dans un système économique global qui aujourd’hui s’étend à l’échelle de la planète. Néanmoins, le Pape a raison de reprendre la formulation marxiste. Il indique par là à quel point la parole est arraisonnée par le circuit de l’échange généralisé. A quel point elle est sommée de jouer le rôle d’une force de travail à partir de laquelle le système dégage une plus-value. Nous assistons pour la première fois dans l’histoire à une accumulation gigantesque de plus-value touchant la parole. Ce forçage de la parole, on peut le constater partout et à chaque instant. Il est en cours.

Il suffirait, vous avez raison, que quelqu’un écoute la parole dans sa provenance. Malheureusement, ce quelqu’un devient de plus en plus improbable. Et cela parce que la parole elle-même, réduite à une communication globale, s’intègre comme force de travail dans un système qui vise à produire de la plus-value non-pensée. La provenance est effacée, l’écoute rendue impossible. Le détour marxoïdo-papal permet d’identifier assez nettement la prolétarisation de la parole. Celle-ci ne concerne pas seulement les classes les plus défavorisées, mais tous les niveaux de la société. Nietzsche le dit à sa manière : « Plèbe en haut, plèbe en bas ».

« Parler, dit Heidegger, est mis au défi de répondre en tous sens à la mise en disponibilité de ce qui est. » Répondre en tous sens, tel est le destin d’un écrivain au XXIe siècle. Cela ne s’était jamais vu dans les époques antérieures, et d’ailleurs la plupart des êtres parlants continuent de ne pas s’en apercevoir. La mise en disponibilité de ce qui est entraîne une révolution dans notre rapport avec la parole. C’est cela, le point brûlant. Et nous ne sommes pas nombreux à en faire l’expérience.
Heidegger, dans Acheminement vers la parole, ne réclame pas une rupture hors de l’élément de la pensée occidentale : « Il ne s’agit — écrit-il — ni de démolir, ni même de renier la métaphysique. Vouloir de telles choses, ce serait prétention puérile, ravaler l’histoire. » Que devons-nous faire ? Heidegger ne propose rien moins que de « préparer l’originale appropriation », des deux millénaires qui nous précèdent. A Ligne de risque et à L’Infini, n’est-ce pas notre projet ?

Dans Une vie divine, je n’avais pas d’autre objectif en me saisissant du nom propre de Nietzsche. Il me semble que deux livres : un roman et un essai, manifestent la même préoccupation. Il s’agit de Cercle de Yannick Haenel et de De l’extermination considérée comme un des beaux-arts de François Meyronnis. Il serait logique que la critique ne tienne pas vraiment compte de cette énorme accumulation de plus-value. Il est vrai qu’elle ne cherche pas à connaître de près le travail que nous effectuons depuis vingt-cinq ans à L’Infini, où nous venons de publier le centième numéro ; et pas davantage celui que met en évidence, depuis maintenant dix ans, la revue Ligne de risque. La critique aime faire comme si cette accumulation de plus-value n’avait pas lieu. L’éternelle répétition de l’insignifiance éditoriale semble en effet la requérir sans trêve.
Peu importe si ceux que vous appelez les « médiatiseurs » inscrivent au calendrier de l’actualité nos modestes contributions. Les livres sont là, les textes peuvent se lire. Sans que cela se sache trop, nous effectuons le travail de la vieille taupe. Je reçois aujourd’hui un long article de Buenos-Aires qui semble s’en apercevoir.

Il m’est arrivé d’insister sur cette image insolite : un pape jouant au piano du Mozart. La rencontre entre la musique de Mozart, un piano et un pape me paraît encore plus étonnante que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. Mais quand le Pape ne joue pas du piano, il lui arrive, de manière à la fois précise et rigoureuse, de commenter ce texte dont nous pouvons vérifier chaque jour que personne n’en connaît rien, si tout le monde croit le connaître : c’est de l’Évangile que je parle, le livre le plus ressassé et méconnu de l’Histoire. Benoît XVI examine les récits, les anecdotes, reprend les unes après les autres les paraboles. Qui connaît encore ce genre de choses ? L’apparition de Satan, qui l’a en tête ? Etrange personnage, n’est-ce pas ? Cela semble battu et rebattu, et pourtant on le découvre ici comme pour la première fois.

Le Pape est humble et honnête. Il se contente de faire jouer le texte devant nous. Il se livre à un bord à bord avec la tradition juive, jusqu’au point où cela ne peut plus marcher. Ce point, c’est celui où le Christ dit : « C’est moi. » Il formule la chose temporelle ainsi : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Pour Israël, cet énoncé est un objet de scandale. C’est lui qui sépare l’Eglise et la Synagogue. La question du « Je suis » partage les Juifs et les chrétiens. La proposition christique est violemment anti-biologiste. D’une certaine manière, il est difficile de concevoir un énoncé plus inactuel. À notre époque, on assiste en même temps à une expropriation de la parole et à la prise en main de la reproduction des corps par la technique. C’est pourquoi revenir sur la manière dont le Verbe s’est incarné présente le plus vif intérêt. Lire le Pape est à mon sens un geste subversif. Cela prouve que nous n’en sommes plus à l’âge des Temps modernes. Ce qui m’amuse, c’est que toute une propagande mettant en avant ce que j’appelle, à la suite de Queneau, la « sessualité », passe son temps à attaquer, sur ce point, l’Eglise catholique, apostolique et romaine.
À ce propos, je défendrai toujours le catholicisme, mais je récuse comme une illusion ce qu’on appelle banalement le christianisme, terme vague et confus, derrière lequel se cache une formulation protestante. Il n’y a pas non plus de « judéo-christianisme ».
Le « sesse » et la parole : l’Église romaine met en relief les deux points où ça crise. C’est pourquoi elle est honnie journellement, à travers tous les moyens de la propagande médiatique.
Un matin, le vieux Lacan, tout ébouriffé par une nuit de concentration, est arrivé à son séminaire avec un concept dont il était très content. Il s’agissait du « plus-de-jouir », qui fait fond, lui aussi, sur la plus-value. N’y a-t-il pas un lien entre la « plus-value intérieure de la parole » qu’évoque le Pape et le « plus-de-jouir » inventé par Lacan ? Mais oui. Pour qu’il y ait du plus-de-jouir, encore faut-il qu’il y ait du plus-de-parole. Evidemment, c’est là aussi que le bât blesse. On se retrouve devant une énorme accumulation de ratages. Vieille histoire, que l’Evangile prend à revers. C’est même pourquoi ce texte, si simple en apparence, se révèle si difficile à comprendre pour le « parlêtre ».
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Il faut parler dans toutes les langues

Ligne de risque 23, novembre 2007.
Entretien avec Philippe Sollers

Questions
de Yannick Haenel et François Meyronnis

1. Benoît XVI, dans son Jésus de Nazareth, évoque une « plus-value intérieure de la parole » qui rendrait possible une relecture incessante des textes et une amplification des énoncés à travers le temps. Provision de relance, la parole serait infinie et pas du tout restreinte à la communication : elle ne cesserait de s’alimenter à partir d’elle-même. Il suffit à chaque fois que quelqu’un écoute la parole dans sa provenance. Quand cette condition est remplie, le langage se déploie et nourrit spirituellement la personne qui se fait le témoin d’un tel déploiement. Rien n’est plus étranger à l’époque actuelle, marquée par un nihilisme subjectiviste, que cette conception pontificale (partagée, sur d’autres bases, par l’exégèse juive). Mais n’a-t-elle pas, au fond, une certaine parenté avec la vôtre ?

2. Une parole voulant se mettre en face de ce qui arrive — qui prend l’aspect d’un ravage planétaire — ne doit-elle pas rompre radicalement avec la pensée des Temps modernes (et donc avec ce que Joseph de Maistre appelait le « philosophisme ») ?

3. Que se passe-t-il lorsqu’un individu écoute la parole à travers la parole ? N’est-ce pas ce que la société gestionnaire dissuade de toutes les façons ? D’ailleurs, a-t-elle encore besoin de réprimer ce qui est dissuadé à ce point ? Les somnambules de l’être-ensemble comprennent-ils de quoi il est question ? Sentent-ils même ce dont on les ampute à chaque instant ?

4. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ne se manifeste pas au prophète Élie dans la tempête, ni dans un tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans le murmure d’une brise légère. Nietzsche écrit qu’une grande pensée — de celle qui casse l’histoire de l’humanité en deux tronçons — s’avance toujours sur les pas d’une colombe. Ce qui est le plus infime (que l’amour atteigne la splendeur de sa richesse ou qu’une parole se rejoigne dans l’écoute) n’est-il pas à chaque fois aussi important que la persistance de la planète ? Le plan — impossible, mais qu’on peut expérimenter — où ces étranges pondérations interviennent semble celui qui vous requiert. Le « Royaume », dit l’Evangile, est petit comme un « grain de moutarde ». A cet égard, n’êtes-vous pas plus apostolique qu’on ne le croit généralement ?

5. En 1987, vous publiez dans la collection « L’Infini » L’Invention de Jésus de Bernard Dubourg, bientôt suivi d’un second volume en 1989. Ces deux volumes révolutionnent radicalement la lecture des Évangiles. Ce ne serait plus des recueils de faits divers ou d’anecdotes sur un dénommé Jésus, ni des reportages à propos de son parcours sur terre. Mais un midrash composé en hébreu (et non en grec !) à partir de la Bible. Dubourg montre comment les lettres sont vivantes, et comment (selon divers procédés) elles engendrent le récit. L’évangélique serait donc un tour de la lettre hébraïque, d’où naîtrait une possibilité nouvelle de salut. Que pensez-vous aujourd’hui de cette thèse ? Et pourquoi les livres de Dubourg ont-ils fait l’objet d’un tel enfouissement ? Ne seraient-ils pas un sésame pour reprendre à neuf deux mille ans de christianisme ?

6. En mettant l’accent sur un problème de langue et en faisant surgir l’hébreu sous le grec des Evangiles, Dubourg ne permet-il pas à un esprit libre de saisir l’historial de l’évangélique au point où il déborde la métaphysique occidentale ? Et cela d’autant plus que cet « historial » ne se laisserait pas enfermer dans les bornes, au fond si conventionnelles, de l’historicité ?

7. L’évangélique fait-il fond, d’après vous, sur une factualité historique ? Ne repose-t-il pas plutôt sur le tombeau vide de la résurrection ? Et cet événement, dont saint Paul dit qu’il affole la sagesse du monde, ne faut-il pas le comprendre à partir des ressources de la parole ? D’ailleurs où s’ancrerait le katholikos, sinon dans une parole qui vaincrait la mort ? Et ne manque-t-on pas cet accomplissement lorsqu’on prend le grec de couverture des Evangiles pour du vrai grec ? Lorsqu’on oublie, en somme, qu’il s’agit d’une langue de traduction ? Ne reste-t-il pas à penser le passage d’une langue à toutes les autres ? Ce passage ne serait-il pas exodique, ouverture sur le parler en langues de la parole ? Ne recoupe-t-il pas ce que vous nommiez, en 1975, l’« élangues » ?
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Entendons bien ici l’usage de l’énigmatique et insistante métaphorique
wittgensteinienne : la « logique » en question n’est point ici simple « reflet » —
passif et dérivé —, d’un « monde » supposé « réfléchi » après-coup en quelque
« miroir » empirique (« reflet » qui dût encore y fluctuer au gré des événements
du monde) —, mais bien « fidèle reflet », « reflet » en quelque sorte « a priori »
— imperturbable et impassible, instantané (sans inertie), grandeur nature —
dans quelque « miroir du monde » supposé métaphysiquement inaltérable — ; à
moins qu’il ne s’agisse plutôt là de l’« image virtuelle », supposée immuable et
intemporelle, assignée, au foyer du « miroir », par les propriétés optiques de
celui-ci, à tout « reflet » possible qui puisse jamais y avoir lieu, dans la structure
optique d’un « miroir » (d’un « cristal » !) où le « monde » comme il va, quelle
qu’en puisse être à chaque fois, ici ou là, la configuration empirique passagère,
vînt comme dès toujours instantanément « se refléter » — « tel qu’en lui-même
enfin » (indépendament de toutes doctrines, hypothèses ou théories du moment)
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Entendons bien ici l’usage de l’énigmatique et insistante métaphorique
wittgensteinienne : la « logique » en question n’est point ici simple « reflet » —
passif et dérivé —, d’un « monde » supposé « réfléchi » après-coup en quelque
« miroir » empirique (« reflet » qui dût encore y fluctuer au gré des événements
du monde) —, mais bien « fidèle reflet », « reflet » en quelque sorte « a priori »
— imperturbable et impassible, instantané (sans inertie), grandeur nature —
dans quelque « miroir du monde » supposé métaphysiquement inaltérable — ; à
moins qu’il ne s’agisse plutôt là de l’« image virtuelle », supposée immuable et
intemporelle, assignée, au foyer du « miroir », par les propriétés optiques de
celui-ci, à tout « reflet » possible qui puisse jamais y avoir lieu, dans la structure
optique d’un « miroir » (d’un « cristal » !) où le « monde » comme il va, quelle
qu’en puisse être à chaque fois, ici ou là, la configuration empirique passagère,
vînt comme dès toujours instantanément « se refléter » — « tel qu’en lui-même
enfin » (indépendamment de toutes doctrines, hypothèses ou théories du moment)
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C’est à cette tâche philosophique de longue haleine que contribue
justement « la logique », dans la mesure même où celle-ci ne consiste, selon
Wittgenstein, qu’en un enchaînement de « tautologies » — c’est-à-dire
d’expressions qui ne sauraient être que « vraies » — et cela « a priori » :
antérieurement à toute « expérience » possible ». Ces « tautologies » ne sont en
effet en aucun cas des « propositions » qui, comme telles, puissent être dites
« douées de sens » (« sinnvoll »). Car des « propositions » sont susceptibles de
« valeur de vérité » : elles peuvent, par définition, être « vraies ou fausses » —
ce qui n’est manifestement pas le cas des « tautologies ». Et les « propositions »
ont bel et bien « un sens » susceptible de référence à certaines « dénotations »
(au sens frégéen : les « choses » et « objets » en tous genres auxquels sont censés devoir renvoyer comme « en dernière instance » tous les énoncés
propositionnels). Alors que les « tautologies », dont se compose « la logique »,
semblent devoir « se déduire » formellement les unes des autres, sans que nous
ayons à autrement à nous soucier à leur propos ni d’un « sens », ni d’une
« dénotation », puisqu’elles ne décrivent justement aucun « état de choses » du
monde. Les « vérités » de la logique manifestent donc tout simplement,
« exhibent » — en silence — ce qui constitue l’« armature a priori du monde »,
sans rien pouvoir « dire » (à proprement parler) des « états de choses » de celuici. Elles sont « vraies » (sans que d’ordinaire il y paraisse) quels que soient le
« monde » et ses « états de choses ».20 Ce qui signifie — à qui veut l’entendre —
que ces « vérités » ne sont jamais « vraies », si ce n’est d’une tout autre
« vérité » que de celle dont peuvent et pourront jamais (ou même auraient pu)
être dites « vraies » par ailleurs toutes autres énonciations possibles (empiriques
et scientifiques) d’« états de choses » du monde qui puissent être (« qui fussent
oncques » ou « qui eussent oncques été »). C’est aussi pourquoi « la logique »
ne saurait en soi réserver jamais « aucune surprise », ni ne saurait être
« infirmée » (ni « confirmée ») par rien au monde. Silencieusement « exhibée »
à même la « présentation synoptique » (avant la lettre) qu’en donnent, par
exemple, la formule de la « forme universelle de la proposition » (« montrée »,
au cœur du Tractatus, dans sa forme purement « fonctionnelle » au sens
frégéen)21, ou bien encore la « table » des « valeurs de vérité » afférentes aux
divers connecteurs du calcul des propositions22
—, « la logique » est ainsi à ellemême la manifestation de sa propre vérité » — laquelle ne saurait donc être le
moins du monde celle d’une « théorie » ni d’une « doctrine » particulière à
propos d’« états de choses » de ce monde (et qui eussent encore à « s’y
avérer »). C’est en quoi aussi, selon la silencieuse exhibition qu’en produit simplement le Tractatus, « la logique est transcendantale » 23 — à savoir : dans
la mesure même où elle ne saurait être affectée par les « vicissitudes de ce
monde », par la variation des « faits » et autres « états de choses » empiriques du
monde, au gré desquels fluctuent « doctrines » et « théories ». La « logique »
elle-même — telle que l’entend le Tractatus — est « transcendantale » dans la
stricte mesure où elle n’est pas une « théorie » ou une « doctrine » parmi
d’autres concernant les « états de choses » du monde, mais plutôt un « reflet » et
comme une « image-en-miroir du monde » — « ein Spiegelbild der Welt » :
La logique n’est point une doctrine, mais une image-en-miroir du monde
"ein Spiegelbild der Welt". La logique est transcendantale.
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C’est aussi pourquoi « la philosophie », selon la doctrine du Tractatus, ne
saurait justement être (ni avoir été) ni de l’ordre des « sciences de la nature », ni
non plus de l’ordre de la « psychologie » empirique (qui y ressortit strictement).
Elle ne « décrit » aucunement les « états de choses » de quelque « nature » que
ce soit, « physique » ou « psychique », supposée. Elle n’est donc pas une
« théorie », que l’on puisse supposer susceptible de « vérifications » empiriques
au contact de quelque « état de choses » du monde que ce puisse être. La
philosophie selon Wittgenstein est une « activité » — et non point une
« doctrine ». Sa tâche est tout au plus une activité d’« élucidation » —
d’« Erläuterung » : « l’éclaircissement logique des pensées ». Elle n’établit
point (ni n’a plus à établir) de « propositions » concernant les « états de choses »
du monde. C’est aussi pourquoi les articles dont se compose le Tractatus ne sont
au fond nullement des « propositions », mais bien plutôt — stricto sensu — des
« aphorismes », c’est-à-dire autant de subtiles « délimitations d’horizons », qui y
jettent autant d’« aperçus sur l’essence du monde ». La philosophie, ainsi
entendue « comme critique du langage », ne fait jamais que « clarifier » et
« éclaircir » — et de façon presque « lustrale » ! — le sens de telles ou telles
« propositions », y faisant « remarquer » le discret filigrane de la « forme
logique du monde ». Mais, ce faisant, la tâche de la philosophie est donc bien
aussi, ipso facto, une tâche « critique », au sens quasi kantien du terme : elle
doit « séparer » et « délimiter » — faire strictement la part du clair et du confus,
du pensable et de l’impensable, du « dicible » et de l’« indicible », à même la
silencieuse ostension de « la limite interne du langage ».
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Tout l’effort du Tractatus vise alors à faire strictement la part de « ce qui
peut être dit » à proprement parler, et de ce qui « ne peut être dit », mais ne saurait jamais être que « montré ». — Cette tâche proprement « critique » (au
sens où séparer judicieusement) s’appuie sur cette
remarquable propriété qu’a la « proposition » de « figurer » la réalité grâce à la
« forme logique » qu’elle « a en commun » avec l’état de choses possible dont
elle est l’« image » (dont elle présente le « tableau »), mais sans pouvoir jamais
représenter ni figurer d’aucune façon ladite « forme logique ». Cette dernière ne
fait donc jamais que « s’y montrer », silencieusement (et le plus souvent à l’insu
de tous), à même la « structure » de la proposition ; elle ne fait jamais que « s’y
refléter » en silence. Toutes les « propriétés internes » des choses (dont
s’enquiert, traditionnellement, « la philosophie »), leurs propriétés « de
structure », échappent ainsi nécessairement à toute énonciation simplement
« propositionnelle » à leur propos — donc aussi aux énoncés des « sciences de
la nature ». L’on ne saurait donc jamais que « donner à voir » comment elles
« s’y montrent » — en silence18. Et telle est justement, dans le Tractatus, la
tâche de « la philosophie » selon Wittgenstein — celle de la « philosophie »
désormais conçue « als Sprachkritik », de la philosophie conçue comme
« critique du langage », c’est-à-dire comme « séparation », comme
« départage » et « partition critique » du langage — « interne » à celui-ci —
selon la stricte ligne de partage entre ce qui peut être « dit » dans le langage, et
ce qui, d’autre part, n’y pouvant être « dit », peut seulement y être « montré ».
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Or, la « proposition » est l’« expression d’une pensée », en cela même
qu’elle est l’« image » — dans « le langage » — d’un « état de choses »
déterminé. La « forme logique » des « pensées » se reflète donc dans la « forme
logique » des « propositions » mêmes qui les « expriment » et en sont ainsi les
« figures » ou « images ». Mais la « forme logique » elle-même — celle que les
« propositions », les « pensées », mais aussi les divers « états de choses »
auxquels celles-ci correspondent, doivent entre eux « avoir en commun » —,
cette « forme logique » elle-même ne saurait justement y être le moins du monde
« dite », à proprement parler, ni « énoncée » au moyen des propositions du
langage elles-mêmes. Si la proposition exprime bien la teneur d’une pensée, et
sons sens, c’est en se contentant de « dire », à strictement parler, que « les
choses se passent (ou non) ainsi ». Mais la « forme logique de la proposition »
— laquelle doit en dernière instance avoir quelque chose en commun avec ce
qui n’est rien de moins que « la forme logique du monde » ! — ne saurait ellemême y être « dite » : elle « s’y montre » seulement — en silence —, ne faisant
jamais qu’y apparaître (ou transparaître), discrètement, comme en filigrane. La
« proposition » n’« énonce » donc (à proprement parler) un « état de choses »
qu’en tant qu’elle en est une « figure ». Elle ne « dit » pas, et ne saurait « dire »
en aucune façon, la « forme » qu’elle a en commun avec l’état de choses qu’elle
« figure » (ni avec la « pensée » qu’elle « exprime »). Elle ne fait donc jamais
que la « montrer » — en silence.
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8

Au cœur même du Tractatus se trouve toute une doctrine de la « figure »
ou de l’« image » : « das Bild ». Le « monde » du Tractatus se prête en effet à ce
que certains « faits » puissent y jouer le rôle d’« images », de « figures », ou
bien encore de « tableaux » de certains autres « faits ou « états de choses ».
Chaque « figure » ou « image » doit pour cela « avoir en commun avec » ce dont
elle est alors l’« image » une certaine « forme », plus ou moins précise et fidèle,
de « figurabilité » ou de « figurativité ». Toute « image », quelle qu’elle soit,
doit, pour pouvoir « figurer » d’une certaine manière et sous un certain rapport
un « état de choses » — réel ou possible — du « monde », avoir en commun
avec le « monde » même dans son ensemble quelque chose de ce qui en est « la
forme logique ».15 Telles sont les conditions « a priori » — « transcendantales »
en un sens singulier —, telles sont les conditions logiques de possibilité de
l’adéquation entre les « figures » (« images » et « tableaux ») et « la réalité ».
Donc aussi entre « pensée » et « réalité », si l’on pose, avec Wittgenstein, que
« la figure logique des faits est la pensée ».
16 Ainsi, ce qui est « pensable », qu’il
corresponde ou non à un « état de choses » du monde réel, doit correspondre à un « état de choses » possible dudit « monde » — ou du moins à la possibilité de
tel et tel « état de choses » du monde.
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7


Les « objets » du Tractatus ne se définissent, quant à eux, que par le réseau
des « possibilités » qui sont supposées être les leurs de « faire occurrence » dans
des « états de choses » possibles du monde.12 C’est néanmoins dans les
« objets » que doit être supposée résider « la substance du monde ». C’est en
effet dans la stabilité « substantielle » des ces « objets » supposés — lesquels
sont ce dont on est censé parler en dernière instance dès que l’on parle
sensément de quelque chose — et d’« objets » qui sont censés devoir porter en
eux la « forme interne » de toutes leurs possibilités d’occurrences au sein
d’« états de choses » possibles du monde —, que « le monde » — comme
« totalité » de « faits » et d’« événements » (dont chacun peut « être le cas ou
n’être pas le cas, toutes choses restant égales d’ailleurs »13 ) — trouve la seule
stabilité, proprement « substantielle » et invariante, qu’il lui faut nécessairement
avoir pour pouvoir demeurer « le monde », malgré tous les changements
incessants qui l’affectent dans l’expérience. Si le monde, en effet, n’avait point
de « substance » ainsi constamment (pré)supposée, la vérité d’une proposition
ne dépendrait plus que « formellement » de la vérité d’une autre « proposition »,
et ainsi de suite… Alors que la vérité d’une proposition implique toujours
(suppose-t-on) l’adéquation à un certain « état de choses » (au moins possible)
et, en dernière instance, à une « réalité » du monde : donc aussi à des « objets »,
à des « choses » qui y puissent être ultimement désignées. — Telle semble bien
devoir être la « présupposition » ultime de l’« ontologie » du Tractatus.1
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6

Faire ainsi la part du dicible et de l’indicible dans le langage engage le
philosophe dans cette tâche paradoxale d’avoir à faire paraître à même la
« forme interne du langage » les linéaments d’une « forme logique du monde »,
laquelle prescrit à celui-ci, tout à la fois, sa propre condition de possibilité
« transcendantale » (encore qu’en un sens inédit), et constitue tout simplement
ce qui serait — ipso facto — la « limite interne » du monde et, tout ensemble, la
« limite interne » du langage.
C’est à cette fin que les premiers aphorismes du Tractatus introduisent,
avec une laconique sobriété, les mots-clés nécessaires à une description — ou
plutôt à une discrète (et presque initiatique) exhibition — de la « structure
logique du monde » : Le « monde » est d’entrée de jeu réduit à « tout ce qui est
le cas » — la « totalité des faits », et non pas « des choses » — ; le « fait » est
« l’existence d’états de choses » — ; la « chose », ou l’« objet », qui, en dernière
instance, constitue toute « la substance du monde », se définit comme le système
de ses propres « occurrences » possibles à l’intérieur d’« états de choses » — ;
les « états de choses », enfin, sont des « liaisons d’objets ». — L’« espace
logique » constitue le système a priori des « possibilités » d’« états de choses »
(donc aussi de « connexions d’objets ») dont l’« existence » factuelle, en chaque
point du système des possibles, « est le cas », ou « n’est pas le cas ». C’est sur la
toile de fond (ou le « canevas ») de cet « espace logique », celui des « états de
choses possibles », que les « faits » et « états de choses » qui, à chaque instant,
« sont (ou ne sont pas) le cas », viennent dessiner (pour ainsi dire en temps réel)
une totalité de configurations « réelles » — qui est « le monde ». Celui-ci n’est
donc plus comme dans la représentation courante la totalité « des choses » (ou
des « objets »), mais plutôt la configuration changeante des événements réels
tels que précisément situés dans le « canevas » de l’« espace logique » (des
possibles).
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5

L’origine des malentendus auxquels ne manqua pas de donner lieu le
Tractatus réside en ce que l’ouvrage, selon Wittgenstein lui-même, se compose
de deux parties, ou de deux « parts » inégales, l’une visible, l’autre invisible, et
que c’est justement la seconde partie qui en est la part la plus « importante » —
voire : la seule « qui importe ». Là où les lecteurs ne virent souvent que logique
et épistémologie au goût de l’« empirisme logique » de l’époque, il s’agit en fait
de « délimiter » comme « de l’intérieur » ce que Wittgenstein nomme
l’« élément éthique » — « das Ethische » —, ou encore l’« élément mystique »
— das Mystische » — ; lequel ne saurait jamais être « dit », mais seulement
« montré » — en silence. Voici comment, dans sa Préface, l’auteur résumait le
sens critique et décisif de tout l’ouvrage :
Ce qui tout simplement se laisse dire, cela se laisse dire clairement ; et ce
dont on ne saurait parler, il faut le taire.
Le livre veut ainsi assigner d’un trait une limite à la pensée, ou
plutôt — non point à la pensée, mais à l’expression des pensées. Car pour
tracer une limite à la pensée, il nous faudrait pouvoir penser des deux
côtés de cette limite (il nous faudrait pouvoir penser ce qui ne se laisse
point penser). La limite ne pourra donc être tracée que dans le langage, et
ce qui se situe au-delà de cette limite sera simplement du non-sens.
1
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3


Du fait même de sa nouveauté et de son originalité, du fait, aussi, du
caractère lapidaire, aphoristique — mais aussi bien aporétique, voire socratique
— de sa manière, la pensée de Wittgenstein, et le sens du travail sur le langage
que cette pensée rend possible par l’effet du seul « mode de considération
grammatical » qu’elle inaugure, ont donné lieu à de graves malentendus. Le plus
grave d’entre eux est certainement celui qui fit se réclamer du Tractatus et de
Wittgenstein l’« empirisme logique » et le « positivisme » du Cercle de Vienne.
Mais de profonds malentendus ne sont pas absents non plus de la façon dont
certains courants de la « philosophie analytique » anglo-saxonne prétendent s’inspirer de la « seconde philosophie » de Wittgenstein pour imposer à la
modernité récente, en lieu et place de toute philosophie, ce qui pourrait n’être (si
l’on n’y regardait à deux fois) qu’une assez triste apologie de la platitude. C’est
à la lumière des malentendus auxquels donnait déjà lieu de son vivant
l’enseignement de Wittgenstein — à la lumière aussi des difficultés rencontrées
dans l’élaboration du véritable Work in progress qu’étaient alors pour lui les
Investigations philosophiques — et auquel il souhaitait pouvoir consacrer les
dernières années de sa vie —, qu’il faut sans doute entendre la décision que prit
Wittgenstein en 1947, de renoncer à enseigner (de peur, disait-il, que ledit
enseignement ne fît plus de mal que de bien à ses propres étudiants).
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2
Wittgenstein n’aura publié de son vivant qu’un seul ouvrage : le Tractatus — et
un seul article, de dimensions modestes : les « Some Remarks on Logical
Form » de 1929. Pourtant, il n’a cessé, depuis le début des années 1930, de
remettre en chantier les intuitions du Tractatus (dont la limpidité aphoristique a
pourtant prêté à malentendus) dans un patient travail de pensée qui en modifie
radicalement l’esprit, le style et la portée. Ce travail, à bien des égards
révolutionnaire et très déconcertant, vise à redéfinir fondamentalement la tâche
de « la philosophie », conçue comme « critique du langage » et comme
« grammaire philosophique ». De cet important fonds de manuscrits posthumes
de quelque 30.000 pages, d’un style le plus souvent aphoristique et aporétique,
et dont plusieurs liasses avaient été préparées par Wittgenstein lui-même en vue
d’une éventuelle publication — telles les remarques réunies sous le titre de
Remarques philosophiques, la Grammaire philosophique, et l’important
manuscrit (longtemps inédit) connu sous le nom de « Big Typescript », qui
datent du début des années 1930, ou encore les divers états des Investigations
philosophiques, auxquelles Wittgenstein travaillera jusqu’à l’extrême fin de sa
vie —, les éditeurs anglo-saxons ont publié à ce jour plusieurs volumes de
« Remarques philosophiques ».
Alors que le Tractatus vise à mettre au jour — en suivant le fil de
l’« analyse logique du langage » — ce qui pourrait n’être autre que la « forme
logique du monde », afin de parvenir à faire rigoureusement la part de « ce qui
peut être dit » et de ce qui « ne saurait être dit », mais peut seulement être
« montré » —, à la faveur d’une entreprise philosophique qui n’est pas sans lien
avec celle de la détermination d’une sorte de « limite » (et qui plus est :
« transcendantale ») de l’expérience possible (d’une tout autre nature, il est vrai,
que celle que met en œuvre l’entreprise « criticiste » de Kant) —, ce qu’on a
parfois appelé la « seconde » philosophie de Wittgenstein, celle des inédits, tente
de parvenir au même but, mais selon de tout autres voies. Il ne s’agit plus alors
de mettre au jour une fois pour toutes dans la « structure logique » du langage
quelque immuable « forme logique du monde », mais tout simplement de
« décrire », d’une façon quasi « ethnographique » et qui ne saurait par définition
être exhaustive, l’inépuisable variété des « jeux de langage » auxquels se prêtent
les diverses « formes de vie » des humains ; — et de montrer par là-même à
quelles illusions, ou du moins à quelles inextricables difficultés, certains jeux de
langage de prédilection peuvent exposer à leur insu ceux qui se méprendraient à
leur sujet en en méconnaissant le mode d’emploi tacite, les « règles » et la
« grammaire » implicites.
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Le chemin de pensée de Ludwig Wittgenstein

Du Tractatus à la grammaire des « jeux de langage »

La limite du langage se montre à l’impossibilité où
nous sommes de décrire le fait qui réponde à une
proposition (et qui en est la traduction), sauf à,
justement, répéter ladite proposition.

Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen.

La grammaire décrit l’usage des mots dans le langage.
Sa relation au langage est par conséquent semblable à
celle de la description d’un jeu, des règles du jeu, au
jeu lui-même.

Wittgenstein, Philosophische Grammatik, § 23.

La logique n’est point une doctrine, mais une image-en-miroir du monde
ein Spiegelbild der Welt. La logique est transcendantale.
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XXII/
Les dieux feraient signe de l’étant vers l’être ? Non, c’est l’être qui vient frôler l’étant, qui tout à coup brille et transparaît. Et avec l’être, vous avez simultanément l’abîme et le lumineux.
Suis-je athée ? Soyons clairs : l’athéisme est une faribole. Ni théisme, ni athéisme, et encore moins indifférentisme, dit Heidegger dans une formule que je reprends volontiers. Le pire, c’est encore l’indifférentisme. La pâleur, la mollesse, l’indécision, tout ce qui caractérise l’humanoïde nihiliste. Des athées exempts de superstition, ou de telle ou telle forme de spiritualisme, je n’en connais pas. Il fau­drait qu’ils ne disent que des choses parfaitement rationnelles, sans parasitage douteux. Si on gratte un peu, le discours athée n’est jamais rationnel, c’est-à-dire, en l’occurrence, dépendant d’une expérience de la vérité au sens grec. Je ne vois, dans l’histoire récente, qu’un seul athée parménidien : Sollers. Cela donne la mesure de l’obscurantisme ambiant.
Avoir la possibilité d’avancer sur le chemin qui mène à la déesse, c’est ne pas avoir besoin d’être en train d’y croire. La rencontre avec la déesse est une formidable éclosion de la raison. Du logos, si vous préférez. Celui qui est reçu n’est pas forcé­ment un croyant. En tout cas, se tenir près de la déesse, entouré par les filles du soleil, cela vous change de la bousculade humaine. Et que dit la déesse ? « L’Être est, le Non-Être n’est pas. »

Ligne de risque 27, questions de François Meyronnis et Yannick Haenel.
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XXI/
Plus d’une fois, il m’est arrivé, dans certaines circonstances romanesques, de me dire, avec une soudaineté épiphanique : les dieux sont là. Ça fait longtemps que ça dure. Et je les sens alors autour de moi. Le type a sa folie particulière, attention. C’est très court, mais c’est indubitable. Je ne le dis à personne, sauf à vous. Oui, les dieux sont là. De leur venue, on ne décide pas. Ils viennent vous frôler. Mieux vaut être attentif, mais parfois ils mettent à profit votre inattention. Personne ne connaît la mesure qui permettrait de les faire approcher. Votre volonté, en tout cas, échoue à la fournir.
Au cœur du familier brille l’« in-quiétant », c’est vrai. Mais aussi le rassurant. Le « simple » a une apparence qui passe inaperçue, et cela me va très bien. Les Grecs sont des visuels. La parole passe par le regard pour percer l’écran. Les dieux viennent s’offrir et se présenter dans le familier depuis l’« in-quiétant ». Le plus inquiétant, ici, c’est justement qu’ils se présentent dans le familier. Voila peut-être la marque des dieux grecs. Un point encore. Le familier n’est pas nié parce qu’il serait visité de façon inquiétante. Pas du tout. Le familier m’apparaît sans cesse comme quelque chose de bénéfique. Et même de bienveillant. Merci, Haenel et Meyronnis, de votre visite, qui, à la longue, m’est devenue familière, et pas du tout inquiétante, malgré le démonique du « tout autre ».
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XXI/
Le « simple », Heidegger a raison de l’identifier à l’inquiétant qui brille au cœur du familier. Sa polémique avec Rilke porte sur cette question : pour lui, l’animal n’a pas de regard, parce que le regard est à la fois une voix, un dire, une parole, et il transperce. C’est ce que j’ai essayé de faire comprendre à propos de Manet. Il faut sauter vers le sans-fond. C’est à cela que convoque le regard d’un peintre. Celui qui ne saute pas dans le sans-fond demeure dans l’illusion qu’il y aurait du sol.
Vous avez raison de parler de l’« essence conflictuelle » de l’aletheia. Il y a en elle un conflit permanent entre retrait et hors-retrait. Et cet « esprit de litige », comme dirait Mallarmé, est en effet inhérent à la vérité grecque.
Tout retrait et tout hors-retrait, mieux que toute présence et que toute absence, se déploient en effet avec une « avancée dans la lumière » et simultanément un « recul dans l’obscurité ». Les dieux frôlent êtres et choses, et apparaissent au milieu du familier. Ils font signe depuis l’être, octroyant aux êtres parlants une « expérience de l’obscur, du vide et de la béance ». Ils sont donc, à la lettre, « inquié­tants », autant dire qu’ils nous extraient de toute quiétude.

Si vous dites aux humanoïdes du nihilisme que la mort est l’abri de l’être, vous risquez de passer pour fou. Comme vous y allez, rétorquera-t-on. Le nihilisme est une reconduction interminable du mourir, mais qui ne trouve pas la mort. Il échoue devant le retrait infrangible de la mort. Celle-ci devient aussi inessentielle que ses protagonistes attitrés, le sexe et l’argent. L’« annihilation », en revanche, peut être, comme l’indique Heidegger, un « mode du cèlement », et par là de la sauvegarde. C’est le litige entre aletheia et lethé qui comporte cette sauvegarde. Celui qui fait l’impasse sur le retrait tombe dans une fausse interprétation du hors-retrait, et manque la vérité. Pour lui, le litige se transforme en châtiment automatique.
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